Indépendance, publicités, et maintenant COVID-19 : les défis des médias francophones
La liberté de la presse progresse au Canada. C’est du moins l’analyse de Reporters sans frontières. Dans son classement annuel, l’organisation non gouvernementale place le Canada en seizième position, deux échelons de mieux qu’en 2019. « Le gouvernement canadien avait déjà montré la voie au niveau national avec la nouvelle « loi-bouclier » fédérale », insiste Reporters sans frontière. En ce 3 mai, Journée mondiale de la liberté de presse, insister sur la performance des Canadiens, c’est aussi tenir compte du million de francophones en milieu minoritaire. Et s’interroger sur la bonne santé de ces journaux dans un contexte mondial inédit.
Une épidémie de coronavirus dévastatrice, avec pour conséquence une économie mondiale arrêtée et chancelante, il n’en fallait pas plus pour occuper les journalistes, mais paradoxalement semer le doute dans les salles de rédaction.
Distance sociale oblige, c’est maintenant depuis la maison, parfois sur la table du salon ou dans un sous-sol, via Zoom ou Skype, que se décortiquent les nouvelles et se décident les sujets. Comme la plupart de ses collègues, le chroniqueur et président de la Coopérative de solidarité Le Droit, Patrick Duquette, a dû s’adapter à cette époque incertaine.
« Le Droit vient de traverser une crise financière, et maintenant on vit une crise à la suite de la COVID-19. De ce fait, la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i) a annoncé, fin mars, 145 mises à pied temporaires. C’est certain que la situation demeure précaire. C’est sûr qu’il faut faire attention. »
Devant la crise économique, le seul quotidien franco-ontarien – qui agit aussi comme quotidien de presse régionale québécois du fait de son ancrage à Gatineau – s’est résolu à suspendre provisoirement sa publication papier, à l’exception du samedi.
« On s’attendait à beaucoup de résistance de la part de nos lecteurs avec cette décision, mais les gens ont largement suivi. Il y a un appétit énorme pour les informations sur la COVID-19. C’est un virus qui bouleverse nos quotidiens à tous, à chaque minute. »
La disparition provisoire du papier, c’est par exemple l’option choisie par les hebdomadaires Le Nord et Agricom. Dans l’Est ontarien, la compagnie d’édition André Paquette (EAP) a fusionné temporairement certaines de ses publications.
À des centaines de kilomètres plus loin, du côté de Brampton, l’équation est sensiblement la même pour Denis Poirier. Dans le Centre-Sud-Ouest, son groupe Altomédia fait figure de joueur majeur de l’information francophone. Mais depuis le début de la crise, les quatre journaux publiés par l’entreprise, Le Métropolitain, Le Rempart, L’Action et Le Régional, affrontent des orages.
« Notre clientèle communautaire a annulé la plupart des événements depuis mars et pour plusieurs mois dans le Centre-Sud-Ouest, ce qui engendre des pertes de revenus publicitaires non négligeables pour nos journaux. Cette situation affecte également la production de nos sections spéciales annuelles et cahiers spéciaux. Cependant, les journaux sont un service essentiel et nous avons des annonces se rapportant à la pandémie que nous n’avions pas auparavant. »
En attendant le retour des beaux jours, le groupe s’adapte tant bien que mal.
« Nous avons dû réorganiser notre réseau de distribution, et ajuster le nombre d’exemplaires distribués à notre clientèle », précise M. Poirier dans un échange de courriels.
« Nos employés travaillent plus souvent de la maison également. Nous faisons ce que l’on peut pour diminuer nos coûts d’exploitation jusqu’à ce que la situation atteigne le nouveau normal. »
Une situation financière déjà précaire
Pour les médias francophones en contexte minoritaire, cette situation de ralentissement économique imposée par la COVID-19 est une nouvelle épine dans le pied. Depuis quelques années, les journaux s’emploient à joindre les deux bouts en raison du manque de publicités.
À la frilosité des annonceurs locaux s’ajoute un gouvernement fédéral de moins en moins enclin à publier dans les médias.
Les journaux ont reçu 18 812 $ en publicités fédérales pour 2017-2018, contre respectivement 181 128 $ pour 2016-2017. Une différence abyssale.
« La raison majeure, c’est bien entendu que le gouvernement fédéral ne respecte pas ses obligations en matière de publicités gouvernementales et bilingues », analyse Marc-François Bernier, professeur de communication à l’Université d’Ottawa.
« Les gens lisent les journaux! Ce n’est pas une question d’argent, car l’intérêt pour s’informer est là! Les médias doivent se modifier pour aller chercher de nouveaux lecteurs, mais ces nouveaux lecteurs ne leur apportent pas des ressources financières, comme c’est le cas des GAFA [Google, Amazon, Facebook, Apple]. »
Signe des temps difficiles, plusieurs journaux ont mis la clé sous la porte au cours de la dernière décennie. D’abord, L’Express du Pacifique, à Vancouver, en 2011, puis L’Express Ottawa, en 2016.
Sans disparaître du paysage médiatique, d’autres titres ont dû faire des choix. En 2015, l’hebdomadaire fransaskois l’Eau vive devenait un bimensuel, tout en abandonnant sa version papier. Quatre ans plus tôt, Le Reflet dans l’Est ontarien optait pour une fusion avec l’hebdomadaire anglophone The News afin de mieux répondre aux annonceurs… et économiser des coûts d’impressions toujours pénalisants.
« On se retrouve avec des revenus moindres, mais avec un rôle beaucoup plus important qu’auparavant », résume Francis Sonier, président de l’Association de la presse francophone (APF).
Mercredi, l’organisme qui chapeaute 23 journaux francophones en contexte minoritaire s’est fendu d’un communiqué pour exprimer sa « consternation » à la suite de la fermeture de 15 journaux locaux de Postmedia Network en Ontario et au Manitoba. En cause : la chute majeure de ses revenus publicitaires induits par la COVID-19.
« Ce ne sont pas des journaux francophones, mais ce sont aussi des journaux de proximité », croit M. Sonier. « On travaille fort pour que les gouvernements déploient des programmes rapides, de la publicité… Il y a eu des messages dans ce sens-là au début de la crise, mais rien de concret depuis. »
La COVID-19 conjuguée au problème systémique de la publicité oblige à rivaliser d’idées. Un maître-mot se dégage pour le président de l’APF : diversification des revenus.
« L’Acadie nouvelle, journal dont je suis l’éditeur, a réussi à faire une diversion de ses revenus avec une maison d’édition et une boutique en ligne. Le Voyageur, à Sudbury, offre beaucoup de projets spéciaux, tandis que La Liberté, à Winnipeg, possède une firme upcome qui peut aider les organismes. »
L’Association de la presse francophone comprend aujourd’hui 23 membres. En Ontario : Agricom, Le Nord, Le Carillon, Le Droit, Le Goût de vivre, Le Reflet-The News, Le Voyageur, L’Orléanais, L’Express de Toronto, Le Vision et La Tribune. Pour les provinces de l’Atlantique : L’Acadie nouvelle, Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, Le Moniteur acadien, La Voix acadienne et le Saint-Jeannois. Pour l’Ouest et les territoires : La Liberté, L’Aquilon, L’Aurore boréale, L’Eau vive, le Franco et le Nunavoix.
Un contenu toujours plus proche des gens peut assurer un capital sympathie important à un média.
« Malheureusement, la COVID-19 peut être un bon tremplin et un excellent moyen pour les médias locaux de démontrer leur pertinence », analyse M. Bernier.
Mais le combat sera difficile, admet l’universitaire, car puissamment déséquilibré.
« Souvent, dans ces milieux minoritaires marqués par un grand taux d’assimilation linguistique, les médias francophones doivent faire face à de grands médias anglophones avec une qualité bien établie. Les médias locaux doivent trouver leur pertinence. Un des problèmes qui se pose est leur manque de ressources, et la difficulté pour les journalistes de faire du contenu de qualité. »
Une indépendance de plus en plus difficile
Cette recherche de qualité est justement une exigence supplémentaire pour les journaux, souvent démunis. Tandis qu’il faut faire plus avec moins, les journalistes peuvent voir leur fenêtre d’indépendance se rétrécir.
« Dans les années 70 et 80, on pouvait davantage imposer ses préférences, imposer son indépendance. Mais quand on manque de ressources, les annonceurs ont une ressource supplémentaire dans leur arsenal stratégique. C’est aussi le cas pour les élus et les politiciens », soutient M. Bernier.
Autant de moyens de pression qui peuvent s’apparenter à la demande de relecture d’un article, l’achat d’une publicité de la part d’une entreprise en échange d’un article flatteur ou encore, la décision d’un élu de retirer ses publicités en cas d’article jugé trop dur ou non complaisant.
Plusieurs journaux n’ont pas échappé au joug d’une communauté francophone parfois sourcilleuse. En 2016, Le Gaboteur entrait en conflit avec l’association provinciale de sa province, la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador (FFTNL), accusée par le journal de mettre trop son nez dans le contenu.
En Alberta, la bisbille démarrée il y a plusieurs mois n’est pas éteinte entre la rédaction de l’hebdomadaire Le Franco et l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA), propriétaire du journal. La mainmise de l’association porte-parole des Franco-Albertains sur le journal bientôt centenaire irrite certains membres de la communauté.
Pour mieux solidifier l’indépendance de ses journaux, l’APF a élaboré une Charte de la presse écrite de langue française en situation minoritaire au Canada.
« Dans le cas du Gaboteur, quand un consultant nous a dit que le journal devait être au service de la communauté, c’est-à-dire une courroie de transmission, ça nous a fait bondir », se souvient le président de l’APF, Francis Sonier.
« Cette charte est un outil de référence, une pierre angulaire qui permet d’établir une relation de respect entre les communautés et les journaux. Les intervenants communautaires comprennent que les journaux prennent leur responsabilité, mais avec des règles. Advenant qu’il y ait des plaintes, une organisation indépendante pourra les traiter. »
La Charte de la presse écrite de langue française en situation minoritaire au Canada : élaborée en octobre 2017 poursuit un objectif de cinq valeurs fondamentales : l’indépendance, « ce qui les maintient à distance des pouvoirs et des groupes susceptibles d’exercer des pressions pour orienter le contenu rédactionnel », mais aussi l’impartialité, l’intégrité, la rigueur et l’équité. Elle demande aux 23 journaux membres de « s’acquitter de leurs rôles et de leurs responsabilités » , à savoir : offrir un espace public pour les populations francophones et acadienne, protéger la démocratie, assurer la libre circulation de l’information, protéger la liberté de presse et le droit à la formation, et enfin servir l’intérêt public.
Au journal Le Droit, membre par ailleurs de l’APF, on soutient que le nouveau modèle coopératif va de pair avec une indépendance renforcée.
« Le règlement stipule que les membres coopérants n’ont pas un mot à dire sur les décisions éditoriales du journal. En misant sur les abonnements, nous renforçons notre indépendance par rapport à un modèle qui provient de quelques annonces. Et récemment, nous avons gagné beaucoup d’abonnés », laisse entendre Patrick Duquette.
L’indépendance est-elle tout de même possible? « C’est difficile, mais faisable », admet Denis Poirier d’Altomédia « C’est certain que nos employés doivent en faire plus avec moins et ont moins de temps pour la recherche. Mais on y arrive en équipe. »
Article écrit avec la collaboration de Rudy Chabannes