Karima-Catherine Goundiam, stratège numérique sans frontières

La Franco-Torontoise Karima-Catherine Goundiam, fondatrice et PDG de Red Dot Digital et B2BeeMatch.
La Franco-Torontoise Karima-Catherine Goundiam, fondatrice et PDG de Red Dot Digital et B2BeeMatch. Gracieuseté

[LA RENCONTRE D’ONFR+]

TORONTO – Présente dans 45 pays, sa plateforme de réseautage d’entreprises, B2BeeMatch, ouvre de nouvelles perspectives de développement et de collaboration pour les compagnies francophones et anglophones. L’entrepreneuse franco-torontoise Karima-Catherine Goundiam bouscule les codes du monde des affaires, en plaçant le rôle de la diversité et de la culture linguistique au cœur des échanges.

« Quel est votre parcours en quelques mots?

Je suis née au Sénégal, de père sénégalais, diplomate, et de mère marocaine. J’ai beaucoup voyagé. J’ai étudié en France, aux États-Unis et, en 2000, j’ai immigré au Canada. J’ai commencé ma carrière à Montréal dans les technologies, avant de déménager à Toronto en 2011, où les opportunités étaient plus intéressantes.

En quoi le Canada est-il un terreau fertile pour se lancer en affaires?

Quand vous venez de cultures africaines ou européennes, qui sont des cultures plus anciennes, on a tendance à s’attacher à qui vous êtes. Ce que j’aime beaucoup en Amérique du Nord, c’est qu’on s’intéresse à qui vous êtes dans un instant T. Ce qui vous définit, c’est ce que vous accomplissez. Je me reconnais beaucoup là-dedans, dans l’esprit d’entreprise.

Cet esprit d’entreprise a-t-il toujours été dans vos gènes? Comment s’est-il révélé?

Je viens d’un milieu très traditionnel. Il n’y a pas d’entrepreneurs dans ma famille et j’ai été élevée dans une pension militaire stricte. Je suis donc en rupture avec le parcours que les gens attendaient de moi, mais j’ai toujours eu ce côté rebelle. J’ai travaillé dans de grosses entreprises jusqu’en 2014. Cette période m’a permis de murir mon tempérament en tant qu’entrepreneuse.

Comment est née votre entreprise, Red Dot Digital?

Très rapidement, je me suis rendu compte que le marché canadien était très petit avec les mêmes joueurs qui ont toujours les mêmes contrats. N’ayant pas leur réseau pour percer, il a fallu que je m’exporte. Mon portfolio est devenu fort dans les entreprises à l’extérieur du pays. Ma niche avec Red Dot Digital, c’est d’aider les entreprises à s’internationaliser grâce au numérique en bâtissant une stratégie digitale. Le fait d’avoir une équipe bilingue me permets de travailler avec des clients assez diversifiés qui veulent explorer le Canada.

Karima-Catherine Goundiam (2e à gauche) participe à de nombreuses conférences sur les technologies. Gracieuseté

Au-delà de votre activité d’entrepreneuse, pourquoi investissez-vous autant d’énergie dans le partage de connaissance et d’expérience?

J’essaye toujours d’étendre ma compréhension du monde des affaires. C’est la raison pour laquelle je m’implique dans des conseils d’administration, je donne des cours dans des universités européennes et j’apporte des conseils au niveau canadien en technologie et gestion. Je suis par ailleurs vice-présidente de la Chambre de commerce britannique canadienne.

Cette compréhension à 360 degrés de l’entreprise interconnectée vous a-t-elle aidée dans vos affaires?

Oui, parce que je me suis rendu compte qu’il y avait une grosse lacune dans le marché : il n’y avait pas la possibilité de faire des contacts d’entreprise à entreprises, une approche qui élimine les biais, les angles morts, les perceptions, tous ces préjugés qui empêchent de se concentrer sur les choses importantes comme les compétences, la diversité, l’innovation… En 2019, j’ai décidé de bâtir une plateforme numérique mondiale de mise en relation entre les entreprises, B2BeeMatch. On l’a lancée trois semaines avant la pandémie. C’est devenu le « gros bébé » de Red Hot Digital.

En poussant les entreprises à accélérer leur numérisation, la pandémie a-t-elle été un allié finalement?

Oui, en quelque sorte. Je me souviens avoir présenté ce projet en Europe en janvier 2020. La réponse était assez froide et perplexe : personne ne voyait l’avantage à se digitaliser puisque on pouvait se voir physiquement. Une application de dating n’apparaissait pas comme un besoin immédiat. Mais, tout à coup, c’est devenu l’outil que les gens voulaient et cela a accéléré notre croissance. En un an, on a greffé des fonctionnalités qu’on n’aurait jamais pensé développer avant deux ou trois ans. La plateforme est devenue bilingue en janvier 2021, ce qui nous a permis d’intégrer la communauté francophone et de développer des partenariats comme celui avec Chambre de commerce international qui fédère 45 millions d’entreprises à travers le monde et, plus récemment, le secteur aéronautique.

Qu’est-ce qui différencie B2BeeMatch des autres plateformes comme Linkedin?

Linkedin se concentre sur la personne et sur la recherche d’emploi. B2BeeMacth met le focus sur l’entreprise. On peut trouver de futurs partenaires d’affaires, des sous-traitants, des clients, et même des fonds. C’est l’algorithme qui vous connecte eux et c’est l’humain qui fait le reste en déclinant ou acceptant une relation. Ce n’est pas juste une plateforme de transactions mais une plateforme d’affaires.

La fondatrice de Red Dot Digital conseille plusieurs organisations en stratégie digitale. Gracieuseté

Quel est le potentiel de développement de cette plateforme?

En termes d’acquisition, on peut grossir autant qu’il y a d’entreprises sur la planète. On est basé à Toronto mais on est déjà présent dans plus de 45 pays. En termes de performance, on prépare la sortie d’une version 2 du site qui sera lancée début mars et qui comportera plus de fonctionnalités. Des modules permettront par exemple de mener des missions commerciales.

Un tel outil peut-il contribuer à dynamiser l’économie francophone en Ontario?

Avec cette plateforme, on s’inscrit pleinement dans la mouvance de l’économie franco-ontarienne. On a un partenariat avec la Fédération des gens d’affaires francophones de l’Ontario (FGA). On héberge Quartier d’affaires qui permet aux entreprises franco-ontariennes de se connecter les unes aux autres. L’autre atout, c’est qu’on est aussi une entreprise de données. Toutes ces entreprises nous partagent des informations qui nous permettent de mieux les servir. Ces données sont aussi vitales pour avoir une meilleure vue d’ensemble de cette économie et comment mieux les aider. Si on ne mesure pas, on ne peut pas prendre les bonnes décisions.

Les entreprises ont-elles été soutenues convenablement durant la crise sanitaire?

Je suis assez exaspérée quand tout le monde dit que la COVID-19 a appelé les entreprises à se digitaliser mais que l’aide aux entrepreneurs est autour de 2 000 dollars. On ne peut rien faire ça. Si les preneurs de décision parlaient avec quelqu’un comme moi avant de créer ces projets, d’autres scénarios prendraient forme.

Les récents investissements provinciaux, notamment dans la création d’incubateurs d’entreprise vont-ils dans le bon sens?

Tout ce qui va donner une fierté aux entrepreneurs francophones est bon à prendre. Le futur des entreprises francophones, c’est que les politiques et les gens d’affaires travaillent ensemble pour créer un écosystème qui aide les deux côtés à grandir.

Selon Karima-Catherine Goundiam, la relève réside dans la diversité. Gracieuseté

Vous pourriez vous contenter de faire du profit, comme le font la plupart des chefs d’entreprise. Pourquoi donner des conférences et parler de votre passion aux autres?

C’est avant tout pour inspirer les jeunes, leur montrer qu’on a besoin de diversité dans la tech‘. C’est avec cette diversité qu’on pourra bâtir la relève. La prochaine génération doit comprendre que c’est possible d’avoir cette passion et de grandir avec. Être entrepreneur, c’est à la fois un risque, un sacrifice et un art. Comme un artiste, un entrepreneur ne s’arrête pas à 5 heures ou pendant les vacances. Je suis une grande fervente de la construction de la relève. Pour ça, je représente la culture francophone partout où je vais.

Quelle est la valeur ajoutée du français dans le monde des affaires en Ontario?

Si l’Ontario se positionne comme une province bilingue, je pense qu’il peut attirer des partenaires géographiques et commerciaux qui voient en lui une plaque tournante capable de desservir les marchés anglophones et francophones. Avec la diversité que l’on a en Ontario, cela permettrait de le faire dans les deux langues avec toutes les nuances culturelles et sociétales. Si j’ai bâti une telle plateforme en deux ans, c’est parce que j’avais dans mon équipe des Français, des Indiens, des Moldaves, des Brésiliens, des Colombiens, des Africains… L’avenir de l’Ontario, c’est de prendre tout le bon côté des Américains sans les problèmes américains. Ça prend du courage, de la conviction et une vision.

Quelles sont les barrières pour les femmes d’affaires noires et francophones? Y a-t-il suffisamment de diversité? N’est-on pas à la remorque d’un point de vue sociétal?

À la remorque, c’est gentil! On est complètement largué. Et le pire, c’est que plus on en parle, moins on voit de progrès. On voit des nominations, des annonces… mais ces efforts n’ont souvent pas d’influence. On en parle au niveau macro, mais à l’échelle micro (individuelle), les gens ne pensent pas que ça vaut la peine de faire des changements. Or, sans représentation, comment avoir des modèles pour les jeunes? On risque de perpétuer un narratif qui ne devrait pas se reproduire. Il faut se battre constamment face à des gens qui vous disent que vous n’allez jamais réussir ou qui ne pensent même pas que vous pouvez être compétent. Quant à l’accès au capital, n’en parlons pas.

Comment faire exploser ce schéma?

En en parlant. Cela fait quelque chose aux gens de voir une femme d’affaires noire francophone. Tout ce qui pouvait faire de moi quelqu’un qui était au départ une personne en statistique de non-réussite, je l’ai transmuté en une personne qui se bat pour réussir encore plus. Je n’accepte pas les non. J’ai une résilience assez importante pour aller sur un marché où personne ne m’attend pas. Je refuse de quitter cette planète en n’ayant pas essayé de faire quelque chose pour la prochaine génération.

Le Mois de l’histoire des Noirs est-il l’opportunité de mettre cela en avant?

Je comprends l’importance de ce mois, mais j’ai peur que ça devienne un mois homework (forcé), comme la Journée internationale des femmes. Il faudrait plutôt réfléchir à comment intégrer la diversité réelle tout au long de l’année. Si les entreprises étaient cohérentes avec leur vision qu’elles affichent, elles seraient toutes à parité et diversifiées car leurs collaborateurs se reconnaîtraient naturellement en elles. On est loin de ça! Mon équipe est composée autant de femmes que d’hommes et sa diversité est totale, que ce soit au niveau ethnique ou linguistique. Pas parce que j’ai compté les gens, mais parce qu’ils se sont reconnus dans ma vision et des moyens financiers. »


LES DATES-CLÉS DE KARIMA-CATHERINE GOUNDIAM :

1973 : Naissance à Dakar, au Sénégal

2000 : Immigre au Canada, à Montréal Québec

2014 : Crée son entreprise Red Dot Digital

2020 : Lance la plateforme B2BeeMatch

2021 : Conseille la Chambre de commerce internationale

Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.