La Passerelle forcée de corriger une erreur dans un outil de prévention du VIH
TORONTO – La Passerelle I.D.É. a obtenu près d’un million de dollars pour mener différentes initiatives de prévention en matière de VIH en Ontario, mais aussi en Alberta et au Manitoba, depuis 2012. Mais la promotion d’un comportement à risque dans un outil de prévention et l’absence de l’organisme à des rencontres du Groupe de travail francophone sur le VIH font réagir plusieurs intervenants.
La Passerelle a lancé l’application pour tablettes et téléphones intelligents « ISanté, une communauté sans VIH », en mars 2016, grâce à des fonds obtenus de Santé publique Canada, et l’a faite connaître lors de différents événements, encore au cours des derniers mois. L’application vise à prévenir la transmission du VIH. Mais on y retrouvait, jusqu’à tout récemment, un conseil qui peut, au contraire, favoriser la transmission du virus, s’entendent les experts.
« Il y a plusieurs stratégies qu’on peut utiliser pour réduire considérablement ces risques », peut-on lire dans le texte de l’outil de La Passerelle. « On peut se retirer avant d’éjaculer lors des relations sexuelles, orales, vaginales ou anales », est-il ensuite suggéré. Un conseil offert, au même titre que le port du condom.
CATIE, la référence canadienne en matière de prévention du VIH, est pourtant sans équivoque : le coït interrompu est, bel et bien, un comportement à risque. La raison est simple : le virus du VIH peut se retrouver dans le liquide pré-éjaculatoire ou les sécrétions vaginales, explique la chercheure Laurel Challacombe, directrice de l’unité sur les connaissances sur le VIH à CATIE.
« Le retrait du pénis avant éjaculation n’est pas une méthode efficace de prévention du VIH, s’il n’y a pas une autre méthode de prévention (telle l’utilisation de la pilule préventive PREP), car le virus peut être présent dans les fluides pré-éjaculatoires », dit-elle. Le risque de contamination est donc bien réel, éjaculation ou pas, insiste Mme Challacombe.
Ces informations sont accessibles aisément sur les sites d’organismes reconnus, comme celui de la santé publique américaine, le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC). « Le retrait avant l’éjaculation pourrait, en théorie, réduire le risque d’avoir le VIH pour le partenaire réceptif. Mais, ça ne réduit pas le risque d’avoir le VIH pour le partenaire actif », peut-on lire sur son site.
Le médecin Marc-André Langlois, de la Chaire de recherche du Canada en virologie moléculaire et immunité intrinsèque, peine à concevoir qu’un organisme puisse suggérer le coït interrompu comme méthode de prévention.
« Propager ce concept comme conseil peut augmenter les comportements à risque élevé, et donner un semblant de fausse sécurité. Par exemple, il se peut que quelqu’un ne se retire pas à temps. Le port du condom demeure le meilleur moyen de prévenir l’infection du VIH ainsi que des autres ITS », tranche-t-il.
Mise au courant par ONFR+ de la présence de cette information erronée sur son application, le 20 juin, La Passerelle IDE n’avait pas expliqué la cause de cette erreur, une semaine plus tard.
Cependant, La Passerelle a retiré l’information erronée de son application, suite aux démarches d’ONFR+. Ses utilisateurs doivent cependant télécharger à nouveau l’application pour voir cette mise à jour.
« Cette application est en constante évolution et subit des mises à jour ponctuelles. Toutes les informations publiées sur l’application iSanté sont issues de sites certifiés et dont les données sont vérifiées par ces sources », a indiqué Kenza Bendjenad, porte-parole de La Passerelle. Auparavant, elle avait confirmé, au téléphone, que La Passerelle avait apporté un correctif au contenu de l’application. Elle a ajouté que l’outil est très suivi et qu’il y avait beaucoup d’interactions avec les utilisateurs.
La porte-parole affirme que « La Passerelle-I.D.É. est fière de son application iSanté ».
« C’est une application développée dans l’objectif de sensibiliser et informer les communautés immigrantes africaines et caribéennes originaires des pays où le VIH est endémique. »
Absence aux tables de concertation
La Passerelle I.D.É. a reçu près d’un million de dollars depuis 2012 pour mener des campagnes de prévention en matière de VIH/Sida. Santé publique Canada lui a octroyé un premier chèque de 148 699 $ pour 2012-2014, un autre de 213 342 $ pour 2014-2017, puis un plus important de 600 133 $ pour 2017-2022.
« Les projets que la Santé publique a appuyés visent tous à prévenir l’infection au VIH et autres infections transmissibles sexuellement (ITS), de même qu’à prévenir la stigmatisation relative au VIH », explique Anna Maddison, porte-parole de l’Agence de la santé publique du Canada.
Selon le rapport d’étape envoyé par La Passerelle, l’organisme aurait sensibilisé 400 personnes dans le cadre de cette initiative entre le 1er avril 2017 et le 31 mars 2018.
« La Passerelle s’est engagée à tirer parti de partenariats avec des organisations qui possèdent une expertise directe dans le domaine du VIH/sida », affirme Mme Maddison, dans un échange de courriels avec ONFR+.
La Passerelle I.D.É. est membre du Groupe de travail francophone sur le VIH à Toronto, qui regroupe une dizaine d’organismes autant francophones qu’anglophones. Mais elle a été absente de toutes les réunions de la dernière année, affirme Michel Lussier, directeur d’Action Positive et co-président du groupe de travail.
« Leur participation dans le domaine du VIH au sein du groupe de travail est minime. Et je suis généreux! », lance-t-il. « Les gens se demandent pourquoi ils ne sont pas là. La table a été créée pour que tout le monde qui travaille avec le VIH puisse en bénéficier. Mais on ne peut pas les forcer. C’est volontaire. Je trouve ça décevant. C’est un manque de partage, alors que la communauté est déjà démunie de services », confie-t-il.
Lors de la dernière réunion, la situation a été évoquée par les membres du groupe de travail. « Il a été dit que ça faisait longtemps que La Passerelle ne s’était pas présentée. On a noté leur absence, on a entériné leur absence lors des rencontres précédentes, au moins au cours de la dernière année », explique M. Lussier. Quant à l’année précédente, La Passerelle a peut-être assisté à une ou deux rencontres sur quatre, pas plus, précise-t-il.
La Passerelle n’a pas expliqué cette absence, malgré les questions envoyées par ONFR+ à ce sujet.
Michel Lussier note cependant que lors des activités pour la Journée mondiale du SIDA, La Passerelle a dépêché quelqu’un pour la représenter. À cette occasion, La Passerelle a fait une présentation pour faire connaître son application sur le VIH.
« Je regrette l’information non-valide qui se trouve sur leur application. Je ne recommanderais sûrement pas une telle pratique », dit-il.
Michel Lussier affirme que son organisme travaille de près avec de nombreux experts et il pourrait faire profiter La Passerelle de son réseau.
Le co-président de FrancoQueer, Arnaud Baudry, un organisme dédié à servir la communauté LGBTQ+ francophone, affirme qu’il n’associe pas naturellement La Passerelle à la lutte au VIH.
« Je n’associerais jamais La Passerelle à un programme de prévention du VIH. Si on avait à orienter un client vers un organisme spécialisé VIH, on l’orienterait vers Action Positive, qui est présent et fait du travail sur le VIH », dit-il.
Oui, La Passerelle a une clientèle immigrante qu’il faut sensibiliser, dit-il néanmoins.
« Si on regarde la population à risque du VIH et la clientèle de La Passerelle, il y a une logique. Mais il faut voir qui sont les experts qu’ils ont pu impliquer dans leur projet. Est-ce sensé que ça soit un organisme qui n’est pas vraiment spécialisé dans le VIH, qui offre ça? Ils auraient pu s’orienter vers des organismes qui offrent des services et qui sont spécialisés. Par exemple, mettre en place des partenariats entre La Passerelle et Action Positive », croit-il.
Le fédéral aurait avantage à ne pas éparpiller les ressources, selon lui. « Ça me semblerait mieux en terme de moyens et d’impact d’augmenter le financement d’un organisme spécialisé, plutôt que de diversifier dans des organismes qui ne sont pas spécialisés dans le VIH », affirme M. Baudry.
Un mandat national
Il reste que La Passerelle a mené différents projets en matière de VIH, au fil des ans. Outre son application pour téléphones et tablettes ISanté, elle a aussi organisé des ateliers, en plus de produire du matériel promotionnel, tels des dépliants, des sacs de tissus et des tabliers pour cuisiner. Ce matériel comporte les coordonnées de différents organismes francophones actifs en matière de prévention du VIH.
Depuis deux ans, La Passerelle I.D.É. a obtenu du fédéral un mandat à plus grande échelle dans ce domaine. Santé publique Canada lui a octroyé des fonds pour mener des campagnes de prévention auprès de populations immigrantes vulnérables en Alberta et au Manitoba.
« Jusqu’à maintenant, le projet a surtout concentré ses activités en Ontario. Selon l’entente actuelle, il reste trois ans au projet, période au cours de laquelle il prévoit étendre ses activités au Manitoba et en Alberta », écrit le fédéral.
Selon les informations obtenues par ONFR+, auprès d’une source au fait des activités de La Passerelle, un intervenant de l’organisme a effectué une visite en Alberta et au Manitoba, l’automne dernier, pour y offrir des ateliers et faire la promotion de l’application ISanté.
Pour expliquer sa décision d’accorder un tel mandat à La Passerelle, Santé publique Canada soutient que l’organisme a un accès privilégié auprès de clientèles habituellement difficiles d’accès. Elle peut profiter de ses formations d’intégration économique pour promouvoir de bonnes pratiques en matière de prévention du VIH, dit-on.
La Ville de Toronto, qui avait accordé des sommes à la Passerelle en matière de lutte au VIH, n’a pas renouvelé l’entente en 2015. La Ville n’a pas expliqué la raison de ce refus.