L’atterrissage
Chaque samedi, ONFR propose une chronique franco-ontarienne. Cette semaine, l’auteur torontois Soufiane Chakkouche narre ses défis d’immigration canadienne, un récit à suivre en plusieurs parties.
[CHRONIQUE]
La gomme des roues XXL crissa, effaçant un passé compliqué et annonçant un futur simple, du moins dans mon esprit! Le monstre d’acier qui nous arrachait moi et les miens aux nôtres venait de se poser tout en lourdeur sur le tarmac de l’aéroport international Pearson de Toronto, un soulagement pour l’aviophobe tapi en moi.
Soulagement sur soulagement, j’étais loin d’être le seul, certains passagers se déchargeant de leur angoisse via des battements de paumes.
Une fois que la pression toucha terre, je me tournai vers ma moitié, et, pour la première fois de notre décennie de vie commune, je n’arrivais pas à cerner son beau rictus! Était-ce du réconfort ou du regret, celui d’avoir abandonné toute une vie à l’autre bout de l’océan? On n’en a jamais parlé.
Tout à coup, la panique me prit à la gorge! Qu’est-ce que je fous là avec un maigre barda et un manuscrit pour bagages? Avais-je pris la bonne décision en impliquant ce que j’ai de plus cher en ce bas monde? Les questions s’entrechoquaient entre les parois de ma boîte crânienne, faisant perler une larme salée jusqu’au bout de mon menton pour s’y accrocher en se balançant comme un funambule s’accroche à sa ligne de vie.
Le doigt de ma conjointe parcourut le lit de rivière creusé par la goutte du doute et l’élimina avant de prendre ma main et la poser sur ma troisième moitié. À juger par les coups de pied que cette dernière donnait dans le ventre de sa mère, il était certain qu’il y avait au moins une personne à bord de ce vol qui n’avait aucune incertitude quant au bienfondé de notre présence ici.
En file indienne vers notre destinée
Le monstre recracha ce qu’il avait dégluti plusieurs heures auparavant. On avança en file indienne vers notre destinée et, à ma grande surprise, peu de panneaux et de palais étaient bilingues à l’aéroport! Le doute, encore ce satané doute.
Toutefois, je fus fixé lorsque j’apostrophai en français un employé du terminal pour m’enquérir du chemin menant au bureau de l’immigration. Il me l’indiqua avec la langue des signes parce qu’il ne parlait qu’anglais! Contrairement à la croyance populaire du Royaume du soleil couchant d’où je viens, tous les Canadiens ne parlent pas français, loin de là!
Nous fûmes accueillis à bras ouverts par l’ambiance quelque peu tendue qui régnait au bureau de l’immigration. Nous prîmes place entre un beau jeune homme aux traits maghrébins et une famille subsaharienne dont le père n’avait de cesse de vérifier la pile de documents qu’il tenait nerveusement à la main. L’attente étant pesante pour tout le monde, je me tournai vers l’éphèbe et lui demandai en arabe depuis combien de temps il attendait son tour.
Là encore, les apparences étaient trompeuses, le jeune homme était Afghan et parlait pachto avec des bribes d’anglais, contrairement à votre serviteur.
Grâce au futur confortablement installé dans le ventre d’Ibtissam, on nous invita à passer en priorité devant l’officier d’immigration, un type tout en muscle au regard dur qui contrastait puissamment avec la douceur de son visage. Il prit connaissance de nos documents puis entreprit de nous poser une série de questions en anglais. Face aux quatre yeux grands ouverts et muets qui le regardaient, il finit par faire appel à un traducteur. Ouf, j’allais enfin avoir droit à un interlocuteur qui maitrisait le français.
Durant le moment d’attente, ce fut le tour de la famille subsaharienne de se présenter au guichet voisin. La nervosité du père monta d’un cran. Il reclassa pour la mille et unième fois son dossier et le présenta à l’officier d’une main tremblante, je compris que c’était là l’avenir de toute une famille qui se jouait en quelques minutes.
Cependant, rebelles comme des cheveux, les feuilles du pauvre homme se retrouvèrent à terre et s’éparpillèrent. Je m’accroupis pour l’aider à les ramasser lorsqu’une jeune voix de femme avec un accent appuyé m’interpella. « Bonjour, je suis la traducteur ». Cinq mots qui suffirent pour qu’une image farfelue me traversât l’esprit : Molière se retournait dans sa tombe sous l’œil ricanant de Shakespeare.
Le doute n’était plus permis, à 40 piges, je devais revenir sur les bancs de l’école. J’atterrissais.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et de TFO.