Roman Le Dévoué Viet Thanh Nguyen Monia Mazigh
Le Dévoué, un roman de Viet Thanh Nguyen qui nous immerge dans la capitale française des années 1980. Montage ONFR+

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

C’est par hasard, en flânant dans les allées de ma bibliothèque locale que j’ai découvert Le Dévoué, un roman écrit par l’auteur américain d’origine vietnamienne, Viet Thanh Nguyen, et traduit en français en 2021. Dire que le « hasard fait bien les choses » ou « qu’il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous » serait bien insuffisant.

Il y a longtemps que je n’ai pas lu un livre qui m’a autant bouleversée et fait réfléchir comme celui dont je m’apprête à faire à la fois un compte-rendu et une critique sommaire. Même si le personnage principal surnommé le Bâtard fou, par lui-même et ses camarades – et dont le vrai prénom reste rarement mentionné dans le texte – est un espion, je pense que ce livre n’est pas du tout un roman d’espionnage.

C’est plutôt un livre sur les révolutions, sur la colonisation et sur les rapports de force entre les colonisateurs et les colonisés et entre ces derniers et les autres colonisés provenant d’autres pays. Des thèmes aussi profonds que compliqués que le communisme, le capitalisme, l’esclavage, le racisme, la violence, sont discutés, abordés, éparpillés, ou tout juste mentionnés au passage.

Et pourtant, le livre reste assez léger pour nous plonger dans le Paris des années 1980 clairsemé de chansons de Johnny Halliday en nous invitant dans des soirées bien arrosées et bien « high » dans des salons d’intellectuels français socialistes de l’époque.

Je n’ai pas lu le premier livre phare de M. Nguyen, Le sympathisant, relatant les aventures de ce même agent double, le Bâtard fou, fils « illégitime » d’un prêtre catholique et d’une domestique vietnamienne (je me demande à quel point ceci ne serait pas une métaphore de toute l’aventure coloniale de la France en Indochine où le prêtre ne serait autre que le colon français et la pauvre domestique le Vietnam), mais cette première partie de l’histoire que j’ai sautée ne m’a pas empêché d’apprécier ma lecture du Dévoué, considéré comme la suite du premier livre.

Dealer dans le Paris des contrastes sociaux

Ce même agent double débarque à Paris avec cette volonté incessante de remettre en question certaines de ses anciennes actions, rejeter sa vie d’espion et gagner sa vie « autrement ». Mais « autrement » prend rapidement la forme d’un petit « dealer » de hashish, appellation d’origine arabe faut-il le rappeler, ou cannabis, comme on le nomme aujourd’hui, qui revend sa marchandise aux amis socialistes de sa tante, une éditrice établie en France.

C’est ainsi que graduellement le Bâtard fou, fait la connaissance de certains milieux parisiens mais aussi des milieux un peu moins reluisants comme celui de de la pègre vietnamienne, arabe et maghrébine, en l’occurrence algérienne.

Encore une fois ce n’est pas un hasard que l’auteur ait choisi ce milieu d’immigrés mais surtout ces anciens colonisés qui pendant une époque ont tous subi les affres de la « mission civilisatrice » dont s’est investie la France pour envahir leurs pays respectifs mais se sont retrouvés, une fois les guerres d’indépendance terminées, sur le sol de la ville des lumières.

M. Nguyen ne se gêne pas à citer des auteurs comme Frantz Fanon, Aimée Césaire et même Jean-Paul Sartre sur les lèvres de son personnage emblématique le Bâtard Fou. « Les damnés de la terre » ne sont-ils pas supposés tous s’unir contre les méchants colons et s’entraider pour les expulser de leurs terres? Pourquoi n’est-il pas aussi simple de s’unir et de ne pas s’entretuer entre colonisés? Ou alors pourquoi mettre dehors le colon pour le remplacer par un système aussi terrible et corrompu que le capitalisme ou un nationalisme abrutissant?

Des questions complexes qui interpellent

Des questions philosophiques et même existentielles émergent comme : « La violence est-elle vraiment la seule arme que possèdent les plus faibles? », « Y-a-t-il des « bons » communistes » qui au fond ne voulaient que le bien-être des aux autres? » Est-ce que la France a mieux réussi avec ses anciens colonisés et son modèle de la République pour tous? Ou plutôt est-ce le rêve américain qui l’emporterait avec un empire qui vend à la fois sa culture et son modèle au reste du monde tout en clamant haut et fort distribuer une liberté que certains qualifieraient d’illusoire?

Plein d’autres questions jalonnent ce livre dans lequel je soupçonne l’auteur de mimer la voix de son personnage et de lancer ces interrogations personnelles à ses lecteurs. Maintes fois je me suis sentie interpelée par ces questions fort pertinentes mais si complexes que leur trouver une réponse universelle relève de l’impossible.

En tant que personne issue de la colonisation, sans l’avoir vécue, serais-je une meilleure citoyenne sans la présence de la culture française dans ma vie, en adoptant un mode de vie à l’américaine, où tout déprendrait de mon initiative personnelle et de mon propre « mérite »?

« Chercher la pureté de nos expériences serait une chose bien futile »

Mais alors où serait la place de la philosophie, de la littérature, des chansons même? Ne sommes-nous tous pas aussi affectées par ces éléments? Certes, je suis un produit de cette éducation française classique basée sur la lecture, la synthèse et la critique et j’en suis fière.

Mais c’est aussi mon passage dans un milieu « américain » qui m’a ouvert des portes indépendamment de mes origines culturelles mais plutôt basé sur mes connaissances et mon cheminement personnel. Enfin de compte, suis-je reconnaissante à ces deux puissances salvatrices? Ou alors ai-je le droit de les rejeter et de me coconner dans une identité unique.

Toutefois chercher la pureté de nos expériences serait une chose bien futile. Je ne suis plus une Tunisienne depuis belle lurette et probablement jamais ne pourrais devenir une Canadienne aux yeux de certains. Et donc, comme le personnage de M. Nguyen, je me suis bien accommodée depuis des années de cette position de « Bâtarde » dont il brosse si bien le portrait à la fois avec sympathie, sarcasme et fine connaissance.

Avec l’agent double qui lutte à la fois pour et contre le communisme, et ces discussions interminables entre le « Moi » et le « Moi-même », il n’y a que le Bâtard fou qui peut chausser ces identités multiples et contradictoires, peut-être même meurtrières comme les a nommées un certain Amin Maalouf, et les assumer d’une manière magnifique et parfois tragique.

Le Dévoué est un livre qui m’a vraiment séduite. Un livre avec beaucoup de questions et très peu
de réponses.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.