Le français dans la fonction publique : un apprentissage au rabais
OTTAWA – Les employés fédéraux unilingues font face à de nombreux obstacles quant à leur apprentissage du français. Documentations désuètes, professeurs sans formation, objectifs d’apprentissages incertains. Manque de sérieux ou absence de contrôle… Faut-il reformer le mode d’apprentissage? En entrevue avec ONFR+, des enseignants francophones s’inquiètent du niveau de français des employés de la fonction publique.
Lorsque les employés du fédéral doivent respecter des exigences de bilinguisme, plusieurs cas de figure sont possibles. D’abord, si une personne veut intégrer la fonction publique, à un poste de cadre par exemple, le niveau de français est requis. Les offres d’emplois du gouvernement affichent donc des postes bilingues.
Ensuite, au sein même de la fonction publique, plusieurs raisons poussent les employés à suivre des cours de français. Pour évoluer dans leur carrière ou parce qu’un poste est réévalué, le français devient un prérequis.
Un fonctionnaire se verra ainsi offrir des cours de français payés par son employeur, sous le budget de son département, après la décision de son gestionnaire.
Lucian Harrington, un employé de la fonction publique, a commencé des leçons en 2018 à raison de trois heures de cours par semaine. Apprendre le français a été motivé par l’envie d’évoluer dans sa carrière, partage-t-il. « Pour l’instant, je suis dans un poste essentiellement anglophone. »
Cet employé, qui utilise un nom d’emprunt et ne partagera pas son département au sein du gouvernement, explique qu’il y a « plus de postes bilingues disponibles que de postes uniquement anglophones ».
Plusieurs employés ou enseignants ont préféré ne pas être mentionnés dans cet article par peur de perdre leurs emplois ou contrats.
Les écoles de la liste « d’offre à commande »
Alexia Cucarella, formatrice sur le réseau pancanadien des Alliances françaises et qui forme les responsables pédagogiques pour la fonction publique, a constaté plusieurs problèmes au sein de l’apprentissage offert.
« Le premier, c’est que le gouvernement a délocalisé l’intégralité des cours dans des écoles et celles-ci n’appliquent pas de contrôle. Avant, c’était l’école de la fonction publique », rappelle-t-elle. « Ils donnaient les cours et faisaient appel à des écoles quand ils en avaient besoin. »
Aujourd’hui, ces écoles font partie d’une « liste d’offres à commande ». Mme Cucarella relève une forte concurrence dans ces écoles qui appliquent « des prix cassés, en payant très mal leurs professeurs, licenciés au moindre reproche ».
« On peut perdre nos élèves et contrats très facilement » – un enseignant
Sous couvert d’anonymat, un enseignant d’une de ces écoles confirme que la situation des professeurs dans ces écoles est très précaire. « On peut perdre nos élèves très facilement. S’ils ne sont pas satisfaits ou pour la moindre chose, ils vont se plaindre sans passer par nous, mais directement par leur gestionnaire. La résultante, c’est que nous perdons des contrats rémunérés. »
« Les enseignants sont dans une situation très inconfortable et ça affecte le progrès », ajoute le professeur. « Si je pouvais laisser ce domaine demain, je le ferais. »
Alexia Cucarella raconte justement que ces écoles contribuent à la précarité de l’immigration francophone. « Ce sont des professeurs payés au contrat, sans vacances payées ni assurance maladie. »
D’ailleurs, pour Mona Rochon, linguiste et professeure de français langue étrangère (FLE) à l’Alliance française d’Ottawa, « ces profs n’ont pas non plus de formation et on ne les outille pas ».
À l’Alliance française, une charte exige que tous les professeurs soient réellement enseignants. « Ils doivent avoir au moins un master en éducation ou des diplômes en rapport avec l’éducation », précise-t-elle.
D’après Lucian Harrington, qui suit des cours dans l’un de ces établissements, « on n’apprend pas le français, on apprend à réussir le test. Et en même temps, la plupart des anglophones qui suivent une formation en français le font pour obtenir un avancement professionnel plutôt que d’aspirer à être bilingues. La formation en français offerte aux employés fédéraux varie considérablement et la qualité de l’enseignement est parfois discutable ».
Pour le fonctionnaire, les cours de français lui ont permis de conserver ses acquis. Par contre, « on ne sort pas de ces cours bilingues », assure-t-il.
« Je ne crois pas que mon français ait évolué. Apprendre le français est perçu comme un outil supplémentaire, mais si je pouvais parler français avec mes collègues francophones, je le ferais. »
Avant d’être à l’Alliance française, Alexia Cucarella travaillait dans l’une des écoles de « l’offre à commande ». Pour la formatrice, 95% des écoles à Ottawa ont, dans leurs rangs, des professeurs sans formation.
« Ils suivent des documents que la fonction publique a créés en 2010 et qui ne sont plus à jour du tout. Ils suivent bêtement un programme. Il n’y a pas réellement d’apprentissage. En plus de ça, ce sont des millions de dollars qui partent dans ces écoles. »
Lucian Harrington soutient cette version, expliquant que ces écoles « t’apprennent le français pour recevoir le financement. Le gouvernement nous offre la possibilité d’apprendre, mais on ne sait pas à quoi cela va ressembler à la fin de la journée ».
Manque de sérieux et d’investissement
Si les écoles « de l’offre à commande » font partie du problème, le manque de sérieux de la part des élèves est aussi à pointer du doigt.
« De nombreux fonctionnaires sont obligés de venir en cours et ils viennent à reculons », constate Mme Cucarella.
À distinguer, cependant, des élèves voulant accéder à un poste de cadre. Pour Mme Rochon, qui les côtoie, « ceux qui doivent parler français deux fois par an au travail, c’est certain qu’ils ne sont pas motivés. Mais je ne pourrais pas dire que c’est la majorité dans mes classes. »
« Est-ce que quelques étudiants ne prennent pas ça au sérieux? Oui », admet-elle, « Il y en a qui ne se présentent pas de façon systématique. On leur demande s’ils ont fait leur devoir et c’est tout juste s’ils disent que leur chien a mangé le devoir. »
Mme Cucarella pense que certains employés du gouvernement ne comprennent pas le niveau d’investissement qu’il faut pour apprendre une nouvelle langue.
« De nombreux allophones prennent seulement 20 heures de cours en pensant qu’après ils vont être bilingues et débarquent parfois un mois avant l’examen. »
L’enseignant anonyme, qui a commencé à donner des cours en 2017, pense que « pour la fonction publique, il s’agit d’une simple formalité. Du moment qu’on s’assure qu’un bon pourcentage de fonctionnaires réussissent l’examen, même s’ils ne font pas d’effort dans les couloirs du gouvernement pour utiliser leur français. »
« C’est simple, l’étudiant veut passer son examen pour avoir sa promotion ou garder son emploi », croit le professeur.
La dimension du Français général est très importante
« La dimension du français général est très importante. On ne peut pas apprendre à passer un examen à quelqu’un, s’il n’est pas capable de répondre à une question », affirme Mme Cucarella.
Pourtant, les enseignants à l’Alliance française n’ont pas le choix, ce sont des cours sur mesure qu’ils doivent offrir aux élèves. Les fonctionnaires apprennent un français dit français sur objectif. Cet apprentissage est basé sur le champ lexical du département dans lequel l’employé évolue.
Un fonctionnaire au département des Finances n’aura pas le même langage à utiliser dans son travail que celui du département de la Défense.
Là encore, pour certaines divisions, les cours sont fabriqués au détail près. « On ne peut pas poser de question aux employés de la Défense puisque leur travail est confidentiel », explique Mme Cucarella.
Selon l’enseignant anonyme, « tout ça, ce n’est que la pointe de l’iceberg ».