Le juge Bastarache se raconte à ses enfants
[LA RENCONTRE D’ONFR]
OTTAWA – Dans son livre, Ce que je voudrais dire à mes enfants, écrit avec le journaliste Antoine Trépanier, l’ancien juge à la Cour suprême du Canada, Michel Bastarache retrace les événements marquants de sa carrière, mais aussi les épreuves personnelles qu’il a traversées. ONFR s’est entretenu avec lui juste avant le lancement de son livre, début décembre.
« Pour quelles raisons avoir décidé d’écrire cette biographie?
Ça fait plusieurs années qu’on me le demande. J’avais déjà commencé à écrire, ces six ou sept dernières années, mais je me demandais si j’avais assez de documentation, si je me souvenais bien des détails, des dates…
J’en ai parlé avec Marc-François Bernier des Presses de l’Université d’Ottawa qui m’a mis en relation avec le journaliste Antoine Trépanier pour m’aider. Ce que j’avais déjà écrit a servi de trame de fond, même si le résultat est moins personnel.
Ce livre est une occasion pour moi de répondre, de façon honnête, aux questions qu’on me pose souvent et de raconter ma carrière à mes enfants.
Vous vous décrivez comme une personne qui n’aime pas se confier sur le plan personnel. Pourtant, vous abordez dans ce livre une expérience particulièrement intime : la perte de vos deux enfants, Jean-François, en 1985, puis Émilie, en 1996, atteints d’une maladie incurable du système nerveux. Pourquoi avoir abordé cet épisode si douloureux de votre vie?
La plupart des jeunes avocats que j’ai rencontrés et des gens qui ont travaillé avec moi m’ont souvent répété : tu dois être fier de ta carrière, et notamment de ta nomination à la Cour suprême du Canada? J’ai toujours répondu « non ».
Ce qu’on voulait le plus, ma femme* et moi, c’était d’avoir une grande famille de quatre enfants. On n’en a pas été capables et pour moi, c’est un échec. Dans ce livre, je voulais donc parler à mes enfants de la petite histoire en arrière de ces grands événements, leur dire comment je me sentais là-dedans.
En quoi pensez-vous que cette tragédie a influencé votre carrière?
La perte de mes enfants m’a beaucoup changé personnellement. Avant, j’étais plus dur, moins compréhensif…
Ça m’a aussi poussé à me réfugier dans mon travail. Certes, j’ai toujours voulu accomplir quelque chose de significatif au niveau social, mais à certaines périodes, je n’ai pas été assez à la maison pour assister mon épouse qui vivait avec la perte d’un enfant. Elle me dit que j’ai fait ce que j’avais à faire, mais peut-être aurais-je dû faire des choix différents.
Dans votre livre, vous revenez sur votre enfance et notamment les vexations auxquelles les francophones étaient confrontés au Nouveau-Brunswick. Parlez-nous de cette époque?
C’était une époque où les deux communautés linguistiques étaient totalement isolées l’une de l’autre. On ne s’aimait pas et il y avait une réelle discrimination envers les francophones.
Par exemple, comme étudiant, il était impossible d’obtenir un emploi d’été à Moncton avec un nom francophone. Certaines personnes ont été congédiées du Canadien National – qui était pourtant une société de la Couronne – pour s’être parlé en français sur leur lieu de travail…
Dans les années 50, beaucoup de francophones ont même choisi de changer de nom pour accéder à un emploi. Nous étions considérés comme des citoyens de seconde classe.
Est-ce la raison pour laquelle vous vous êtes intéressé aux droits linguistiques?
Mes parents m’ont toujours dit de ne jamais accepter cette situation-là. Certains voulaient manifester, moi j’étais plutôt partisan d’exploiter le système judiciaire pour faire avancer les choses.
Lors de la commission Poirier-Bastarache qui mènera à la reconnaissance de l’égalité des deux langues officielles au Nouveau-Brunswick, vous avez reçu des menaces de mort. Comment expliquez-vous un tel extrême?
C’est quelque chose de choquant. Mais plus encore, quand je suis allé voir la GRC, on m’a simplement dit que c’étaient des choses qui arrivent avec ce genre de commission… Je me suis toujours demandé si on m’aurait répondu la même chose si j’avais été anglophone?
Vous avez écrit la Loi sur l’égalité des communautés linguistiques au Nouveau-Brunswick. Des années plus tard, comment analysez-vous la situation actuelle, avec l’entrée à l’Assemblée législative d’un parti qui remet en cause le bilinguisme officiel de la province?
Quand j’ai travaillé sur cette Loi, mon père m’a dit : « Michel, tu ne cesseras jamais d’être minoritaire. Ce ne sera jamais complètement fini! ». Cela démontre l’importance d’avoir des gens qui s’impliquent sur le long terme pour maintenir la pression. À 72 ans, je ne peux plus le faire, mais d’autres doivent continuer. Si on se décourage, alors on s’assimile.
« On ne doit jamais accepter d’être considérés comme des citoyens de deuxième classe »
Pour voir de vrais changements, il faut un changement d’attitude et c’est beaucoup plus compliqué à obtenir. Ça prend du temps et de l’éducation. Je pense d’ailleurs que dans les écoles d’immersion, il faudrait aussi faire comprendre aux élèves la richesse de l’autre culture.
Avant de devenir juge, vous avez été avocat. Quelle a été votre plus grande victoire?
C’est la cause Mahé, car elle a donné aux francophones le droit de gérer leurs institutions scolaires et de développer tout un réseau d’écoles de langue française. C’était très important, car on ne peut pas se fier à la générosité de la majorité anglophone.
Quel parallèle peut-on faire entre cette cause et celle, actuelle, en Colombie-Britannique?
La cause Mahé était plus importante, selon moi, car elle est à la base du pouvoir des francophones de gérer leurs écoles.
Cela dit, la cause du Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique et de la Fédération des parents francophones de la Colombie-Britannique est très importante aussi pour forcer les gouvernements à financer de façon adéquate les institutions de langue française. On doit définir ce que ça signifie, car sinon les parents seront toujours tentés d’envoyer leurs enfants à l’école de langue anglaise, mieux équipée. C’est un enjeu fondamental.
Vous vous montrez très critique envers le Québec pour ses interventions devant les tribunaux dans des causes en éducation contre les francophones en situation minoritaire. Que devrait faire le Québec, selon vous?
Il ne devrait tout simplement pas intervenir! Rien ne l’oblige à le faire, si ce n’est la peur de devoir agir ensuite pour les anglophones du Québec. Mais ceux-ci ont déjà leurs commissions scolaires depuis la Confédération! C’est une position intenable et un nationalisme mal placé.
À votre nomination à la Cour suprême du Canada, en 1997, certains ont parlé de choix partisan, au motif que vous connaissiez Jean Chrétien. Vous dîtes « ne pas avoir pu apprécier pleinement cet honneur ». L’appréciez-vous aujourd’hui?
Ça ne m’a pas dérangé tant que ça, car je savais que c’était complètement faux! À l’époque, je ne connaissais pas M. Chrétien. Il était simplement un avocat parmi quelque 600 employés du cabinet d’avocats où je travaillais. Je n’ai jamais non plus été membre du Parti libéral. On cherchait surtout à me discréditer.
Quel souvenir gardez-vous de votre travail de juge la Cour suprême du Canada?
C’est la partie la plus riche de ma carrière professionnelle. J’ai beaucoup appris, participé à des discussions très importantes pour l’avenir du pays, débattu avec des gens de haut niveau. C’était un sacré défi!
La décision que vous avez rendue dans la cause Beaulac, sur l’accès à la justice dans les deux langues officielles, n’empêche pas que cet accès soit encore très difficile en français. Qu’est-ce qui coince, selon vous?
Il y a plusieurs difficultés, notamment le fait que ce soit un champ partagé entre les provinces et le fédéral. Même si la décision Beaulac a été majoritaire, il y a encore beaucoup de résistance des provinces qui veulent que ce soit le fédéral qui finance l’accès à la justice dans la langue officielle de la minorité.
Il y a eu plusieurs projets de loi pour rendre le bilinguisme des juges à la Cour suprême du Canada obligatoire. Le gouvernement actuel refuse prétextant qu’il faudrait rouvrir la Constitution. Quel est votre avis sur cette question?
Je pense que c’est tout simplement faux! Il suffit de revoir la Loi sur les langues officielles et de supprimer l’exception qui s’y trouve pour la Cour suprême du Canada.
Le système actuel de nomination de juges bilingues ne fournit aucune protection pour l’avenir. Et je trouve ridicules les arguments entendus. Après 150 ans d’existence, on devrait être capable de trouver neuf juges bilingues pour siéger à la Cour suprême du Canada!
Vous avez quitté la Cour suprême du Canada en 2008 alors que vous n’aviez pas encore 75 ans. Pourquoi?
La règle dit 75 ans, mais quand on regarde de plus près, les juges restent en poste, en moyenne, dix ans.
Il y a une importante charge de travail et on est isolé socialement. Et puis, on avait de moins en moins de débats entre nous, on travaillait de plus en plus seul… Je trouvais ça lourd.
Les deux dernières années, j’ai eu des problèmes cardiaques. Les médecins m’ont conseillé de limiter le stress. C’est pour toutes ces circonstances que j’ai décidé de quitter mon poste.
Vous refusez le terme militant. Quel serait le bon terme alors pour définir votre combat pour les droits linguistiques?
Je ne sais pas si un terme conviendrait vraiment! (Il sourit) Je n’aime pas le terme militant, car je n’ai jamais voulu aller revendiquer dans la rue ou ce genre de choses. Pour moi, ça a toujours été une question de justice sociale.
Vous avez assez rapidement décidé de ne jamais faire de politique. Pourquoi?
Je n’ai pas vraiment eu à me poser la question. Nous avions deux enfants sévèrement handicapés et ça aurait été très difficile à gérer.
Et puis, je ne pense pas avoir le bon tempérament. Certes, j’aurais aimé être ministre (Il rigole), mais je n’aurais pas voulu faire campagne, faire des promesses gratuites pour me faire élire. J’aime respecter mes engagements et qu’ils soient réalisables!
Au cours de votre carrière, vous avez travaillé avec de nombreux politiciens. Lequel vous a le plus marqué?
Il y en a deux qui me viennent en tête. Jean Chrétien, tout d’abord, que j’ai finalement appris à connaître, après avoir quitté la Cour suprême du Canada, car nous sommes voisins. C’est quelqu’un que j’admire beaucoup, une personne intelligente et intègre. Nous allons souvent marcher ensemble depuis deux ans.
Il y a aussi Richard Hatfield [premier ministre du Nouveau-Brunswick de 1970 à 1987]. Même si je ne suis pas conservateur, j’admire cet unilingue anglophone, qui venait d’une région anti-francophone, mais qui était ouvert à comprendre notre réalité. C’est quelqu’un qui a pris des décisions en matière de droits linguistiques contre l’avis de son cabinet et de son caucus, malgré les menaces, parce qu’il pensait que c’était la chose juste à faire.
Vous terminez le livre en écrivant « Aujourd’hui, je ne vois pas trop ce qui a été achevé ». Qu’est-ce qui vous fait douter?
Nous nous sommes donné des institutions importantes, surtout nos écoles. Mais la vie hors des écoles se déroule encore souvent en anglais. Il faudrait développer les relations entre les élèves de l’immersion et ceux des écoles de langue française pour justifier d’avoir encore plus de services en français.
On doit aussi s’assurer de la qualité de notre langue d’enseignement. On voit les difficultés qu’éprouvent nos jeunes francophones à s’exprimer, ici comme au Québec! On doit en prendre conscience et faire mieux.
Est-ce à dire que vous partagez les propos de Denise Bombardier à l’effet que les jeunes francophones hors Québec parlent mal le français?
Pas du tout! Mme Bombardier a tort dans ce qu’elle dit, car elle invite nos jeunes à renoncer à se battre. Comme si ce n’était pas important pour nous de préserver notre langue et notre culture! »
* Cette entrevue a été réalisée avant la disparition de l’épouse de M. Bastarache, Yolande Bastarache, le 10 décembre dernier.
LES DATES-CLÉS DE MICHEL BASTARACHE
1947 : Naissance à Québec
1974 : Président de la Société nationale de l’Acadie (SNA)
1995 : Nommé à la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick
1997 : Nommé à la Cour suprême du Canada
1999 : Médaille de Commandeur de l’Ordre de la Pléiade
2012 : Récipiendaire de la Médaille du Jubilé de la Reine
Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.