« Le moment le plus dangereux, c’est lorsqu’une femme quitte son partenaire »
[ENTREVUE EXPRESS]
QUI :
Sylvie Gravel, superviseure des services résidentiels à Maison Interlude House (MIH), un organisme établi à Hawkesbury qui offre aux femmes victimes de violence des services essentiels, notamment l’hébergement d’urgence, l’accompagnement juridique et le soutien à la recherche de logement ou d’emploi.
LE CONTEXTE :
Le 6 décembre, Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, rappelle chaque année le massacre à l’École polytechnique de Montréal en décembre 1989 qui coûta la vie à 14 femmes.
L’ENJEU :
Les inégalités persistantes et le manque de ressources, notamment en logement, exposent davantage les femmes à la violence et au risque de féminicide.
« Depuis le 26 novembre 2024, l’Ontario a enregistré 43 féminicides. Quels sont les facteurs derrière ce fléau de la violence à l’égard des femmes?
Même une seule victime serait déjà une de trop. Lorsqu’on parle de 43 femmes tuées en Ontario en un an, cela représente pratiquement une victime par semaine. Le nombre demeure dramatiquement élevé.
Plusieurs facteurs expliquent cette réalité. D’abord, l’inégalité persistante entre les hommes et les femmes, encore bien présente en 2025. On pourrait croire que les droits sont les mêmes pour tous, mais si les femmes continuent de mourir en raison de la violence conjugale, c’est que quelque chose ne fonctionne pas.
On sait aussi que dans la majorité des cas, l’auteur est un ex-conjoint. Ce n’est pas un hasard si le moment le plus dangereux pour une femme victime de violence survient lorsqu’elle quitte son partenaire.
Pourquoi en est-on encore là en 2025?
Il faut se demander si les peines sont suffisamment sévères ou si le système judiciaire, déjà surchargé, ne contribue pas à laisser des situations dangereuses s’aggraver.
Parmi les facteurs les plus concrets, la crise du logement demeure déterminante. Le manque de logements abordables touche tout le monde, mais il a des conséquences directes et dramatiques pour les femmes victimes de violence.
Quand les maisons d’hébergement sont pleines, comme c’est le cas la plupart du temps, beaucoup n’ont tout simplement nulle part où aller. Faute de solutions, elles restent dans un foyer violent, une situation qui peut ultimement mener au féminicide.
Un autre défi majeur est la sécurité alimentaire. Avec la hausse du coût de la vie, de nombreuses femmes se retrouvent forcées de recourir aux banques alimentaires. Cette précarité est étroitement liée à la pauvreté des femmes et à l’inégalité persistante entre les hommes et les femmes. Tant que ces iniquités structurelles ne seront pas corrigées, la violence restera un risque omniprésent.
Comment se manifeste cette situation dans la région de Prescott–Russell?
Pour ce qui est des féminicides dans la région, depuis 1975, 11 femmes et 3 enfants ont perdu la vie à cause de la violence. C’est le portrait sombre que l’on connaît pour ce territoire, parce que les féminicides ne constituent que la partie visible de l’iceberg de la violence.
L’organisme Interlude gère une maison d’hébergement d’urgence destinée aux femmes et à leurs personnes à charge qui fuient un conjoint violent. Cette année, 59 femmes et 33 personnes à charge y ont été accueillies. Mais 72 femmes ont dû être refusées, faute de place. Et la question demeure : où sont-elles allées? Faute de ressources, certaines ont peut-être dû rester dans un foyer violent, ce qui illustre l’urgence des besoins.
Pour surmonter ces obstacles, Interlude multiplie les actions de revendication auprès de tous les paliers gouvernementaux afin de rappeler l’urgence de créer plus de logements accessibles.
Pour lutter contre ce fléau, plusieurs actions sont nécessaires. Il faut d’abord permettre aux femmes d’accéder à un emploi stable et équitablement rémunéré, assurer un véritable accès au logement social, et renforcer des lois et un système judiciaire qui ne tolèrent aucune forme de violence.
Interlude a récemment bénéficié d’un programme qui permettra d’offrir 35 logements dédiés aux femmes en situation de vulnérabilité, que représente ce projet?
Il s’agit d’un projet important parmi plusieurs autres. Ce projet répond à un besoin identifié depuis longtemps dans l’Est ontarien, notamment à Prescott–Russell, où il manquait une maison de deuxième étape pour les femmes fuyant la violence et ayant besoin d’un soutien résidentiel plus durable.
C’est l’aboutissement de huit années de travail, de démarches et de mobilisation. Plusieurs collègues et partenaires communautaires y ont cru et ont travaillé ensemble pour faire avancer le dossier. Finalement, le financement a été accordé et permettra la construction d’un complexe de 35 unités, qui sera situé à Hawkesbury.
Que représente le massacre de la Polytechnique pour vous à Prescott–Russell?
Même si le massacre de la Polytechnique s’est déroulé au Québec, son impact a été ressenti dans tout l’Ontario. De génération en génération, cet événement tragique continue de marquer la population. Pour nous, il est essentiel de faire le lien entre ces victimes et celles de nos propres communautés, ici en Ontario, et particulièrement dans Prescott–Russell.
Notre travail consiste à rappeler que ces femmes ne sont pas décédées en vain. Nous portons leur voix. Nous voulons nous assurer qu’elles ne soient jamais oubliées. Le 6 décembre est une journée pour se souvenir, mais aussi pour réaffirmer notre engagement. C’est une date importante, mais elle doit être suivie d’actions tout au long de l’année. La lutte contre la violence faite aux femmes ne se fait pas seulement un jour par an : elle se construit au quotidien, dans nos gestes et nos décisions collectives. »