NOS HISTOIRES, NOTRE HISTOIRE ÉPISODE 4
Le 20 juin 1993, deux ans après la démolition du dernier bâtiment du village de Lemieux, un énorme gouffre de boue emportait un conducteur et son véhicule, tout en avalant une vaste portion de terrain.
C’est la raison pour laquelle les résidents du village francophone de Lemieux, dans l’Est ontarien, avaient subitement dû quitter leur hameau. À tout moment, son sol argileux et instable risquait de s’effondrer et de tout emporter.
Notre équipe revisite l’histoire de ce village franco-ontarien, aujourd’hui entièrement disparu, qui vit le jour en 1850 et connut pourtant une vie sociale très intense.
KEVIN MCBRIDE :
Je pense qu’il y a
des gens qui savaient qu’on a
bâti dans une zone de
hazard
et ils auraient pas
dû nous laisser bâtir
dans cette zone-là.
MICHEL PRÉVOST :
Malheureusement, il fallait
que ça tombe sur un village
franco-ontarien. Ça fait
un village francophone
de l’Ontario de moins.
Générique d’ouverture
Nos histoires
Notre histoire
Glissement de terrain de Lemieux
20 juin 1993
Le reporter SÉBASTIEN PIERROZ résume les faits, seul en studio.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Lemieux est un village fantôme
oublié de l’Est ontarien. À part
le cimetière, il ne reste
aujourd’hui plus rien. Mais il y
a 30 ans, les autorités placent
le village sous surveillance
après un premier glissement
en 1971.
Des photos du glissement de terrain sont présentées.
SÉBASTIEN PIERROZ :
18 ans plus tard,
le gouvernement sonne l’alarme.
La région est à haut risque.
Des titres de journaux défilent : « Les résidents se questionnent sur leur avenir », « La situation de Lemieux, pas une décision facile » et « Les Lemieusards préfèrent l’expropriation ».
SÉBASTIEN PIERROZ :
On recommande à tout le monde
de quitter. Les résidents
choisissent de partir avec
ou sans leur maison. En 1991,
le dernier édifice, l’église
Saint-Joseph, est démoli.
Des photos d’archives de l’église sont présentées.
SÉBASTIEN PIERROZ :
C’est la mort du village.
Quant au glissement de terrain,
il a eu lieu finalement
le 20 juin 1993. Deux fortes
pluies ont ouvert le sol
sur plus de 300 mètres.
Des images d’archives de Radio-Canada Ottawa sont présentées, dans lesquelles un présentateur télé résume la situation de Lemieux à l’époque.
PRÉSENTATEUR TÉLÉ :
Pendant qu’on parle
de croissance dans l’Outaouais,
pour le village de Lemieux
dans l’Est ontarien, eh bien,
c’est la fin. La paroisse a
célébré son centenaire pour
ensuite se démembrer à cause
de l’exode des résidents.
Des photos et une séquence vidéo d’archives de l’église et du cimetière sont présentées.
Dans le cimetière de Lemieux, SÉBASTIEN PIERROZ s’entretient avec l’historien MICHEL PRÉVOST.
SÉBASTIEN PIERROZ :
On est ici, dans le cimetière
de Lemieux, qui est un village
fantôme. Est-ce qu’on peut
dire que ce cimetière, c’est
la seule chose qui subsiste
aujourd’hui de Lemieux ?
MICHEL PRÉVOST :
En fait, c’est tout à fait
vrai. Le village de Lemieux est
aujourd’hui un village fantôme.
Alors, tout a été démoli. Et
tout ce qui reste aujourd’hui,
c’est le cimetière de la
paroisse Saint-Joseph de
Lemieux. Alors, le cimetière,
c’est un lieu de mémoire. C’est
un lieu d’histoire. Et c’est
le seul rappel de cette petite
communauté franco-ontarienne,
dont le noyau villageois est
totalement disparu aujourd’hui.
En 1850, on parle d’une
communauté qui est plutôt
anglophone. Mais dans la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle,
les francophones vont arriver de
la vallée du Saint-Laurent, du
Québec, et deviennent rapidement
majoritaires.
Des séquences vidéo d’archives présentent des messes dans l’église Saint-Joseph. La photo d’un panneau célébrant le centenaire de Lemieux de 1891 à 1991 est également présentée.
MICHEL PRÉVOST :
En 1891, on va
créer une paroisse, la paroisse
Saint-Joseph. Les gens vont
venir s’établir autour. Ici,
on est dans le fond de la
mer de Champlain, il y a
plusieurs milliers d’années.
Une photo de la rivière Nation est présentée.
MICHEL PRÉVOST :
Et de cet héritage-là,
on a l’argile de Leda.
Et c’est une argile qui
absorbe énormément l’eau
et qui est instable.
Alors, c’est ce qui explique
pourquoi dans la région, surtout
dans les pentes, on retrouve
autant de glissements
de terrain. On recense
dans la grande région de
la capitale fédérale environ
250 glissements de terrain.
Un enregistrement vidéo daté du 20 juin 1993 à 16 heures 32 est présenté. Une famille marche sur une route.
VOIX DE FEMME :
Elle dit que c’est pas solide.
L’enregistrement montre ensuite un glissement de terrain.
VOIX D’ENFANT :
Il faudrait
le reconstruire, hein ?
Des photos du premier glissement de terrain de 1971 sont présentées.
MICHEL PRÉVOST : Narrateur
Il faut dire que le premier
glissement de terrain, en 1971,
a eu des effets salutaires.
Parce que les autorités,
on parle du ministère
des Ressources naturelles de
l’Ontario, de la municipalité
de Nation Sud et aussi
un organisme de conservation
de la rivière Nation Sud, vont
faire des études très sérieuses
qui vont montrer qu’il y
avait grandes menaces de
nouveaux glissements de terrain.
Des titres d’articles de journaux sont présentés : « Lemieux, les villageois demandent une évaluation des propriétés » et « Le village devra-t-il déménager ? Les citoyens de Lemieux veulent une évaluation avant de se décider ».
La suite de l’enregistrement vidéo du 20 juin est présentée. D’autres personnes marchent sur la route, dont un homme avec une caméra. La femme qui filme l’enregistrement s’adresse à lui.
VOIX DE FEMME :
T’as tout filmé quand
ça « movait » ?
HOMME À LA CAMÉRA :
Oui.
VOIX DE FEMME :
C’est toi qui as le scoop ?
SÉBASTIEN PIERROZ s’entretient avec KEVIN MCBRIDE, un exproprié de Lemieux, sur le site de l’éboulement de 1993.
SÉBASTIEN PIERROZ :
On est ici devant le site
de l’éboulement de 1993.
Est-ce que vous pouvez
nous présenter ce site ?
KEVIN MCBRIDE :
Pointant autour de lui
Vous voyez tout
le trou qui est là.
Il s’en va par là-bas. Il est
comme.. Je sais pas combien
de mètres de terrain qui ont
déboulé dans la rivière Nation.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Racontez-nous où vous étiez ce
jour de juin 1993. Comment vous
avez appris la nouvelle qu’il y
avait un glissement de terrain ?
KEVIN MCBRIDE :
Cette journée-là, c’était
la fête des Pères et on avait
toute la famille chez nous.
Un enregistrement vidéo d’une famille nombreuse rassemblée dans une maison est présentée.
KEVIN MCBRIDE :
Puis dans l’après-midi, je
sais pas à quelle heure, il y
a quelqu’un qui s’est arrêté
en avant de la maison, parce que
les enfants jouaient en avant,
pis ils ont crié :
Cave-in ! Cave-in !
Mon nom, qui
est Kevin. Ils pensaient
qu’ils voulaient me voir.
Et quand je suis sorti,
j’ai dit : « Qu’est-ce qui
est arrivé ? » Et ils ont dit :
Cave-in !.
Un enregistrement vidéo du 21 juin 1993 à 15 heures 48 est présenté. De nombreuses personnes et des voitures circulent sur la route près du site de l’éboulement.
KEVIN MCBRIDE :
Il y a quelque
chose qui est arrivé.
So, moi et deux de mes beaux-frères,
on est rentrés dans mon camion.
Un enregistrement vidéo du 20 juin 1993 à 16 heures 44 est présenté, avec la route qui défile depuis une voiture.
KEVIN MCBRIDE :
On est descendus par le chemin
County Road 16 et de là, j’ai
rencontré un de mes cousins qui
a dit : « Va pas là. Il y a un
gros cave-in qui est arrivé. »
Dans l’enregistrement, des voitures de police sont garées près du site de l’éboulement et des cônes oranges en protègent l’accès.
KEVIN MCBRIDE :
So, c’est le déboulement
qui est arrivé.
Un enregistrement vidéo du 20 juin 1993 à 16 heures 36 est présenté, montrant l’ampleur du glissement de terrain.
VOIX D’HOMME :
Regarde ça,
comment ça a glissé.
VOIX D’HOMME 2 :
Depuis tout à l’heure,
ça a pas avancé de même ?
VOIX DE FEMME :
C’est vraiment gros.
KEVIN MCBRIDE : Narrateur
On est arrivés sur le site,
parce que c’est…
nature of the beast,
on dit en anglais. D’aller
voir ce qui est arrivé.
Un enregistrement vidéo du 20 juin 1993 à 16 heures 34 montre une portion de route ayant complètement disparu dans l’éboulement.
KEVIN MCBRIDE : Narrateur
Et en rentrant sur le site ici,
on a vu qu’est-ce qui est arrivé.
C’était incroyable de voir
le montant de terrain qui
était disparu complètement.
Parce qu’il y avait
le glissement. Et il y avait
quelqu’un dans le trou.
Sur une butte de terrain et
le monsieur était…
Dans la suite de l’enregistrement vidéo, une voiture est accidentée au milieu du glissement de terrain, retournée à l’envers, et un homme se tient sur une butte à côté.
KEVIN MCBRIDE : Narrateur
Comment est-ce que je dirais
ça… Il avait de la difficulté.
Nous autres, on a fait un genre
de secours pour ce monsieur-là.
On est descendus dans le trou
pour aider Monsieur Steve
Washam.
SÉBASTIEN PIERROZ : Narrateur
Est-ce qu’il était blessé ?
Dans quel état il était ?
Dans l’enregistrement vidéo, deux hommes sont penchés sur la voiture accidentée et l’un se glisse par la fenêtre.
KEVIN MCBRIDE :
Oui, il était blessé. Quelle
sorte de blessures qu’il avait ?
On le savait pas parce qu’on
était pas des docteurs, mais
on a donné les premiers soins
jusqu’à tant qu’on ait eu
les gens de Search and Rescue
de Kingston qui sont venus
l’amener en dehors du trou.
Une photo montrant l’étendue du glissement de terrain est présentée, puis des articles de journaux défilent : « Un village fantôme ? », « Pas une décision facile : le rachat, l’option préférée », « Un résident veut vendre, mais à bon prix » et « Lemieux : la majorité veulent quitter ».
MICHEL PRÉVOST poursuit son entretien avec SÉBASTIEN PIERROZ dans le cimetière.
MICHEL PRÉVOST :
Entre 1989 et 1990,
on a fait des prépositions
aux gens de Lemieux. Soit
que les gens restaient et
on solidifiait leur terrain,
ou ils partaient. Mais les
autorités étaient très claires.
On ne pouvait pas garantir
à 100 % qu’il n’y aurait plus
de glissements de terrain,
même si on faisait des travaux.
D’autres articles de journaux sont présentés : « Les citoyens veulent vendre au gouvernement », « Les citoyens de Lemieux acceptent la compensation proposée par la SARNS », « Lemieux serait exproprié sous peu », « Lemieux : les résidants plient bagage ».
MICHEL PRÉVOST :
Alors, c’est ce qui explique
qu’avec le temps, finalement,
tous les propriétaires vont
quitter. Alors, on parle
d’un petit peu moins d’une
trentaine de propriétaires.
Ils ont tous choisi de partir.
Un enregistrement vidéo est présenté, montrant des maisons abandonnées, dont plusieurs sont en ruines.
VOIX DE FEMME :
C’est le 10 octobre 1990.
Je vais filmer le village,
de ce qui en reste depuis
les personnes qui ont déménagé.
SÉBASTIEN PIERROZ poursuit son entretien avec KEVIN MCBRIDE sur le site de l’éboulement.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Parlez-nous un peu de votre
maison. Vous aviez acheté
à Lemieux. C’était en 1985.
Et cinq années après, vous avez
appris que vous étiez exproprié
en raison de ce terrain
à risque. Racontez-nous
un peu, à partir du moment
où vous achetez cette maison,
quelles ont été les étapes
jusqu’à ce départ forcé.
KEVIN MCBRIDE :
Nous autres, on a bâti en
1985. Je pense qu’il y avait
des gens qui savaient qu’on a
bâti dans une zone de hazard.
Ils n’auraient pas dû nous
laisser bâtir dans cette
zone-là dans le temps.
Mais je pense que,
c’est comme n’importe
quelle affaire, tu sais,
les gens cherchent des choses
après l’événement, mais
nous autres, quand c’est
arrivé et quand on a vu
qu’est-ce qui peut arriver,
on a dit : « C’est une bonne
décision », et on a déménagé.
D’autres articles de journaux sont présentés : « Lemieux vit sa dernière page d’histoire » et « Les Lemieusards préfèrent l’expropriation ».
MICHEL PRÉVOST poursuit son témoignage.
MICHEL PRÉVOST :
Ici, à Lemieux, on leur a donné
la possibilité de déménager
les maisons. Et plusieurs
des propriétaires vont le faire.
Alors, à ce moment-là, c’est
beaucoup moins difficile parce
que tu ne perds pas du jour
au lendemain ta maison,
tous tes repères. Alors,
de cette façon-là, on peut dire
que ça a quand même adouci
les expropriations, à l’effet
que les gens ont pu continuer
à habiter dans leur maison,
mais plus loin du danger.
C’est-à-dire, loin de la rivière
Nation Sud, parce que c’est
toujours là qu’est le danger.
Un autre article de journal intitulé : « L’événement de l’année : le glissement de terrain de Lemieux » est présenté, accompagné d’une photo du glissement de terrain.
KEVIN MCBRIDE est présenté devant sa nouvelle maison.
KEVIN MCBRIDE poursuit son témoignage.
KEVIN MCBRIDE :
La maison, on est déménagés
complètement, pas loin
d’ici, sur le chemin Dixon
Factory Road. On est encore
là. On a rencontré le nouveau
propriétaire qui, lui, je lui ai
donné un peu d’histoire de
comment est-ce que la maison
est arrivée dans ce coin-là.
MICHEL PRÉVOST poursuit son témoignage.
MICHEL PRÉVOST :
En fait, aujourd’hui, quand
vous passez à Lemieux, c’est
totalement la campagne et
la forêt.
Des séquences vidéo actuelles de Lemieux sont présentées, avec des arbres et des étendues d’herbe.
MICHEL PRÉVOST : Narrateur
Vous ne soupçonnez
pas un instant qu’il y avait
autrefois un village. Un village
qui disparaît pour prévenir
un glissement de terrain,
ça, c’est assez exceptionnel et
c’est ce qui rend ce lieu si
intéressant pour l’histoire.
Un enregistrement vidéo du 24 juin 1993 à 19 heures 50 est présenté. Depuis une voiture sur la route, des enfants observent le glissement de terrain. Un autre enregistrement vidéo présente les maisons à l’abandon.
MICHEL PRÉVOST :
Malheureusement, il fallait
que ça tombe sur un village
franco-ontarien, et bien sûr,
ça fait un village francophone
de l’Ontario de moins.
Une vidéo d’archives de Radio-Canada Ottawa est présentée, montrant des maisons à Lemieux, l’église, puis le cimetière.
VOIX DE JEAN-PAUL CHENARD :
Il n’existe plus de témoins,
en effet. L’église et
le presbytère seront
vraisemblablement démolis. Il
ne restera plus que les morts.
Les dirigeants gouvernementaux
n’ont pas jugé bon de
transporter ailleurs les
fondateurs du village. Ici
Jean-Paul Chenard à Lemieux.
Maintenant seul en studio, SÉBASTIEN PIERROZ résume les faits.
SÉBASTIEN PIERROZ :
Le cas de Lemieux est
exceptionnel. Le seul en
Ontario où un village a cessé
d’exister pour une raison
géologique et non économique.
L’expropriation du village a
peut-être sauvé des vies,
mais elle a aussi effacé
plus de 150 ans d’histoire
et de vie communautaire.
Générique de fermeture