Mesures d’urgence : le rapport Rouleau accuse et excuse
OTTAWA – Après 76 témoins à la barre, 300 heures d’audiences et 9000 documents à éplucher, le rapport Rouleau a été déposé ce vendredi devant la Commission sur l’état d’urgence. Très attendues, les recommandations et conclusions de ce rapport devaient répondre à la question : le gouvernement a-t-il eu raison d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence le 14 février 2022? La réponse : Oui… mais.
Durant les sept semaines d’audiences publiques, le juge franco-ontarien Paul Rouleau a eu la lourde tâche d’écouter le témoignage d’organisateurs du convoi, citoyens, commerçants et plusieurs ministres fédéraux dont le premier ministre Justin Trudeau. Durant ces audiences, les différents niveaux de gouvernance ont démontré des lacunes dans la gestion de cet événement qualifié d’exceptionnel. Au-delà des gouvernements, plusieurs individus sont accusés, mais les lois sont, elles aussi, mises en cause.
Invoquer la Loi sur les mesures d’urgence est « un exercice de jugement ». Voilà, une première réponse qu’apporte le juge Rouleau dans ce rapport. Il cite, d’ailleurs, Perrin Beatty, le ministre qui a présenté cette loi.
Le rapport admet que les événements de janvier et février 2022 étaient exceptionnels et sans précédent. « L’utilisation pour la première fois en 35 ans d’existence de la Loi sur les mesures d’urgence faisait partie de ces événements exceptionnels. »
La conclusion du juge est que « le seuil très élevé à respecter pour invoquer la Loi a été atteint ». Toutefois, Me Rouleau admet que l’État devrait gérer des situations de crise sans recourir à des pouvoirs d’urgence.
À cette affirmation, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré vendredi après-midi : « On n’aurait jamais dû en arriver là. Il y a des leçons à apprendre pour toutes les parties impliquées. »
Sur les agissements du Cabinet, le juge affirme que, même si plusieurs mesures étaient pertinentes, d’autres n’étaient pas satisfaisantes. Il conclut que le Cabinet craignait raisonnablement que la situation dégénère, devienne dangereuse et ingérable. Pour le juge, c’était une croyance raisonnable.
Là encore, la notion d’urgence a été un facteur décisif, souligne le document. C’est ce qu’explique le juge Rouleau, qualifiant ce caractère de pertinent. « La Loi sur les mesures d’urgence est conçue pour permettre d’agir vite. »
« Le seuil à respecter a été atteint », a dit le premier ministre en conférence de presse. Il reprend les mots du juge Rouleau pour justifier l’usage de la Loi spéciale. Et reprend : « Dans l’année, nous répondrons aux recommandations du rapport. »
Il promet d’organiser un plan afin d’analyser les recommandations du juge, dans les six mois à venir.
Ensuite, l’effet dissuasif de l’invocation pourrait avoir incité les manifestants à rentrer chez eux. Quant au gel des avoirs, le rapport explique qu’aux termes de la Loi, l’utilisation de cryptomonnaies et l’argent accumulé par les participants ont compliqué les choses en leur permettant de rallonger leur séjour. C’était un « motif raisonnable », explique Me Rouleau, « afin de ne pas soutenir un financement à long terme ».
C’est à la Bibliothèque et Archives Canada que le juge Rouleau à fait une déclaration ce vendredi matin après le dépôt du rapport au Parlement. Concernant les organisateurs du convoi, il dit : « Je conclus qu’il ne s’agissait pas d’une organisation dotée d’un leadership clair, il s’agissait plutôt d’un mouvement formé de personnes partageant certaines doléances sociales, économiques et politiques, (…). »
Il affirme aussi que « ce qui a commencé par une manifestation de grande envergure a évolué en un événement sans précédent : une occupation du centre-ville de la Capitale nationale ».
Laxisme de la municipalité et absence de la province
Le rapport met en lumière plusieurs éléments sensibles tels que les préparatifs d’Ottawa face à l’arrivée du convoi. Il est expliqué que « pour se préparer aux manifestations du convoi, la Ville s’est appuyée principalement sur les renseignements fournis par les forces de l’ordre qui indiquaient que la manifestation aurait lieu une fin de semaine (…) et serait pacifique ».
Cependant, il reste difficile de savoir dans quelle mesure la Ville a contesté le plan opérationnel du Service de police d’Ottawa (SPO). En définitive, la Ville s’est rangée derrière la SPO et n’a donc pas utilisé le pouvoir que lui confèrent les règlements municipaux en fermant les rues du centre-ville.
Ce n’est que le 7 février que le conseil municipal d’Ottawa a tenu sa première réunion depuis le début des manifestations et c’est le 11 février que le directeur municipal Steve Kanellakos a déposé une demande d’injonction auprès de la Cour supérieure de justice de l’Ontario afin d’interdire les manifestants d’enfreindre les règlements de la Ville.
Dans le rapport, il est souligné la regrettable absence de l’Ontario tant auprès des manifestants durant le convoi que pendant l’enquête publique. Le juge Rouleau indique à ce titre « lorsque j’ai émis des assignations pour les (Doug Ford et Sylvia Jones) contraindre à témoigner, ils ont invoqué le privilège parlementaire et ont refusé de s’y conformer ».
« En conséquence, la Commission est malheureusement désavantagée dans sa compréhension de la perspective de l’Ontario. »
De plus, le juge estime troublante la réticence de la province de l’Ontario à participer pleinement aux efforts visant à dénouer la situation à Ottawa.
Enfin, le rapport révèle que les évènements qui ont mené à l’invocation de la Loi étaient un échec du fédéralisme.
« Après mûre réflexion, je suis arrivé à la conclusion que les critères très stricts à respecter pour pouvoir invoquer la Loi ont été remplis », a déclaré Me Rouleau, « j’ai conclu que lorsque la décision a été prise d’invoquer la Loi le 14 février 2022, le Cabinet avait des motifs raisonnables de croire qu’il existait une crise nationale en raison de menaces pour la sécurité du Canada et que cette crise exigeait de prendre temporairement des mesures spéciales ».
Les services de police critiqués
Les erreurs de leadership du chef Sloly sont en outre soulignées, cependant le juge explique que certaines des erreurs du chef de Police ont été « amplifiées » et que M. Sloly est apparu, à un certain point, comme « un bouc émissaire ».
« La SPO a également perdu en grande partie la capacité de faire respecter la loi », peut-on lire. « Ce manque d’intervention a contribué à un sentiment général d’anarchie. »
Le juge met en lumière « plusieurs lacunes dans la réaction de la police aux événements (…). Le Service de police d’Ottawa était aux prises avec de graves problèmes de dotation en personnel et la perte d’agents chevronnés ».
Enfin, des défaillances du renseignement sont clairement pointées. Le juge Rouleau parle d’une « faille fondamentale dans la manière dont les renseignements ont été recueillis à propos du Convoi ».
Une longue liste de recommandations
Ce ne sont pas moins de 56 recommandations que le rapport d’enquête propose. Il est suggéré notamment de définir ou renforcer les protocoles d’échange entre tous les gouvernements et les services de police, mais aussi de nommer un coordonnateur national pour des événements majeurs de ce type.
Il est demandé à la province de l’Ontario de créer des protocoles, un modèle de commandement ou même des critères qui obligeraient les polices municipales de répondre au commissaire de la police provinciale de l’Ontario (PPO) par exemple.
Enfin, plusieurs recommandations indiquent que la Loi sur les mesures d’urgence devrait être modifiée. Par exemple, la mention dans la Loi d’un renvoi à la définition de « menaces envers la sécurité du Canada » de la Loi sur le SCRS, devrait être retirée.
« Le commissaire a eu une réponse raisonnable dans son approche, nous allons avoir une réflexion pour modifier cette définition. Cela a mené à une confusion dans l’analyse de l’utilisation de la Loi, ce sera raisonnable de clarifier cette définition », a statué le premier ministre.
Finalement, de gros problèmes de communications sont évoqués, notamment avec le commandement des interventions, entre la police et le gouvernement, mais aussi avec le grand public, ce qui a mené à l’incertitude quant à l’existence d’un plan.
Lors de son allocution, ce vendredi, le juge Rouleau a terminé en disant : « Bien que je recommande diverses mesures de réforme pour que la Loi sur les mesures d’urgence corresponde à la réalité du 21e siècle, (…) je demeure d’avis que la Loi prévoit déjà de nombreuses mesures dignes de mention à ces égards. »
Cet article a été modifié le 17 février à 15h50.