Monia Mazigh, la représentation par l’écriture
[LA RENCONTRE D’ONFR+]
OTTAWA – Partie prenante du Salon du livre de l’Outaouais cette semaine, Monia Mazigh est une autrice reconnue en Ontario. Lauréate du prix du livre d’Ottawa pour son plus récent roman, Farida, elle en parle comme d’une confirmation de sa place dans le milieu littéraire. Franco-ontarienne depuis 1998, la Tunisienne d’origine s’est fait connaître il y a vingt ans lorsque son mari, Maher Arar, a été injustement arrêté dans un dérapage historique de la guerre antiterroriste. Pendant un an, elle a multiplié les démarches pour le faire libérer de sa prison syrienne. L’activiste a accepté de nous parler des différents jalons de son parcours unique.
« Vous êtes activiste, autrice, féministe, professeure… Comment préférez-vous être définie?
Pour le moment, je pense qu’autrice est vraiment la chose à laquelle je me consacre le plus, même si je porte différents chapeaux.
Comment avez-vous reçu ce prix du livre d’Ottawa en octobre dernier?
C’est une grande fierté. Je ne m’y attendais pas. J’ai déjà été nommée auparavant et je me disais que ça serait pareil. C’est une confirmation parce que, quand on est écrivain, on est toujours avec soi-même. C’est un cadeau des lecteurs et de mes pairs.
Dans Farida, on suit trois générations de femmes tunisiennes et l’évolution de leur société. À quel point le roman reflète-t-il la réalité?
Ça reste un angle personnel. Mais j’espère que j’ai reflété une certaine réalité, surtout celle d’une classe moyenne ou aisée qui a perdu ses repères. D’une ère socioéconomique également : la fin de la colonisation, les débuts de l’indépendance. J’ai capturé une certaine réalité avec des recherches, des faits historiques et beaucoup d’imagination. Ça reste un roman de fiction.
Comment les hommes de votre entourage ont-ils réagi à ce livre, qui parle beaucoup de patriarcat?
C’est une question intéressante mais, franchement, je ne sais pas. Il y a des hommes qui m’ont dit que le livre leur a fait découvrir une histoire, une époque, et leur a donné une meilleure connaissance des traditions et une certaine réalisation que, finalement, c’est un peu pareil partout. Certaines personnes se sont reconnues, même si elles ne sont pas de la même culture.
Vous faites un parallèle entre les tantes de Farida, qui représentent le statu quo, et certaines femmes canadiennes. Expliquez-nous cette comparaison.
Ce dont je parle dans Farida, c’est une société patriarcale dans laquelle les hommes ont un grand pouvoir économique et social sur les femmes. J’en ai discuté avec des femmes canadiennes et elles se sont reconnues dans plusieurs histoires.
Quand on ne connaît pas une société, on a tendance à généraliser. Mais il y a des points communs, même si les religions et les traditions sont différentes. Un modèle patriarcal reste un modèle patriarcal. On peut être solidaires et continuer le chemin ensemble.
Est-ce que Farida est inspirée d’une personne réelle?
Je me suis inspirée de ma grand-mère paternelle, qui était très intelligente et instruite, et qui n’était pas faite pour une vie familiale. Alors que son frère a pu s’instruire encore plus et devenir professeur, elle n’a pas pu le faire. Ce n’est pas l’histoire de ma grand-mère. C’est l’idée principale. Qu’est-ce que ça voulait dire, être une femme, à cette époque? Si on n’entrait pas dans le moule, qu’est-ce qu’on pouvait faire?
La petite-fille de Farida arrive au Canada à la même époque où vous êtes arrivée vous-même. Y a-t-il un peu de vous dans Leila?
Non. Il y a des détails, des états d’âme. Mais ce n’est pas du tout moi. C’est une époque où les Tunisiens ont commencé à connaître le Canada et à sortir de leur pays, surtout en tant qu’étudiants. C’est pour cela que j’ai choisi Leila comme protagoniste du début d’une relation entre la Tunisie et le Canada.
En 1995, Leila se demande s’il est logique de suivre son amie Catherine, une Franco-Ontarienne farouchement opposée à l’indépendance du Québec, ou si elle devrait plutôt se reconnaître dans un peuple qui tente de s’émanciper. Vous, comment avez-vous vécu ce référendum?
J’avais des amis immigrants francophones qui s’identifiaient beaucoup à l’indépendance. C’est comme si on avait le cœur des deux côtés. On veut être Canadiens. En même temps, on comprend le besoin d’indépendance parce qu’on a aussi vécu sous la colonisation et on ne veut pas être complice de cette colonisation-là.
Le débat m’intéresse moins maintenant, comme plusieurs. Mais c’était une époque où il y avait beaucoup d’émotions. Les immigrants arrivent avec un bagage de vie et des points de vue. On ne les entend pas, ou seulement sur des questions clichées. C’est pour ça que je trouvais important d’avoir ce débat dans le livre.
Le débat sur la laïcité de l’état fait beaucoup parler au Québec. On peut être étonné de savoir que vous, vous avez choisi de porter le voile alors que c’était mal vu en Tunisie. Pouvez-vous nous expliquer?
Même si la Tunisie est à majorité musulmane, il y a eu cette question d’identité, surtout après l’indépendance. Qui sommes-nous? Quel genre d’islam veut-on appliquer? Ce sont des débats longs et complexes. Il y avait cette vision qu’il fallait écarter la religion de la sphère publique. Il ne fallait pas qu’il y ait des symboles considérés comme excessifs ou ostentatoires, comme on l’a dit au Québec. Ces femmes qui ont choisi d’avoir un rapport plus visible avec leur religion ont été écartées.
C’est une des raisons qui m’ont poussée à venir au Canada. Je me disais qu’ici je pourrais être à la fois une personne spirituelle et une étudiante, une professeure, etc. Malheureusement, je vois que le Québec plonge là-dedans, avec du retard. En Tunisie, ça s’est retourné contre le gouvernement. Plusieurs femmes se sont mises à porter le foulard. La politique a été rejetée plus tard par la Cour administrative.
C’est cette idée qu’on veut toujours sauver les femmes, surtout les musulmanes. On veut leur dire ce qu’elles peuvent porter ou pas, avec des arguments comme la laïcité, l’égalité des sexes. Mais finalement, ce sont les femmes qui écopent.
Comment vous situez-vous par rapport au féminisme en 2022?
Ma position sur le féminisme est plutôt inclusive. Il y a DES féminismes. Et il y a tout un courant de féministes musulmanes qui ont une autre approche et qui n’en font pas moins que les autres. Je suis fière d’être une femme à la fois spirituelle et active. Je pense que nous sommes des êtres complexes. J’écris sur les femmes, je parle de leur sort, je sens que je suis proche d’elles. Mais je ne veux pas leur dire ce qu’il faut faire ou pas et tomber dans le piège du patriarcat. Ma contribution, c’est d’en faire des personnages de livre.
Je ne vois pas de contradiction entre être féministe et musulmane. En portant un voile, je fais un choix féministe. Je veux être en contrôle de mon corps. Je ne le fais pas pour les hommes, mais par un principe d’équilibre entre la vie physique et la vie spirituelle.
Dans Farida, je parle de l’importance de pouvoir choisir. Je pense que c’est ça qui échappe à plusieurs. Je ne vois pas pourquoi on devrait être tous d’accord, mais je ne peux pas non plus comprendre comment on en est arrivé là en 2022. On parle de féminisme, mais on empêche certaines femmes de s’habiller comme elles veulent et de pratiquer des professions pour lesquelles elles ont des diplômes.
Vous parlez beaucoup d’identité arabo-musulmane. Quel est votre rapport avec votre identité franco-ontarienne?
J’ai vécu à Montréal pendant sept ans, mais je vis à Ottawa depuis 1998. J’ai envoyé mes enfants en immersion française. C’est difficile de garder un rapport avec trois langues. Je continue de parler arabe avec ma mère et mes enfants. J’écris et je garde un rapport culturel avec le français. Et, évidemment, on baigne tous dans un milieu anglophone. C’est un équilibre à la fois intellectuel, culturel et identitaire. C’est toujours une quête de racines, du milieu où on se sent le mieux. Parfois, je n’y vois que du bien. Mais ça vient aussi avec des obstacles.
Cela fera 20 ans cette année que votre mari, Maher Arar, a été injustement arrêté. Est-ce un événement qu’on veut oublier ou bien dont on veut parler pour qu’il ne soit pas oublié?
On ne peut pas oublier. Je ne vais pas en parler tous les jours, mais je pense que c’est important quand l’occasion est propice. Il y a toute une génération qui n’a pas connu le 11 septembre 2001.
Quand j’écris, c’est un peu pour la mémoire. Ce qui s’est passé pour mon mari, ça s’est passé pour d’autres familles musulmanes en Amérique du Nord. Et ça continue. Le camp de Guantánamo a 20 ans. Il y a encore de la torture, des budgets colossaux, des détenus qui y sont alors qu’ils n’ont jamais été accusés.
Que reste-t-il de cela pour la communauté musulmane?
Je ne dirais pas que c’est la même chose qu’au début, car il y avait la question assez fraîche de la stigmatisation. On ne savait pas ce qui s’était passé. Quand il y a eu la commission d’enquête, ça a rétabli un peu les faits. Mais quand quelqu’un est faussement accusé, il l’est pour toujours, on vit avec les séquelles.
Ça reste une tache noire pour le Canada. La communauté musulmane n’a pas oublié. Chaque janvier, on se rappelle que l’islamophobie est présente, que des musulmans canadiens ont été tués parce que quelqu’un a décidé qu’ils n’avaient pas le droit de vivre.
Mon mari a été associé au terrorisme du jour au lendemain, parce qu’il était musulman pratiquant. On l’a déporté, mis en prison et torturé. On vit avec ça, on ne peut jamais oublier. Je pense que c’est important de se rappeler ces moments difficiles, mais aussi qu’on est tous Canadiens. Il faut œuvrer ensemble pour qu’on se connaisse et qu’on soit tous égaux.
Quel est votre sentiment par rapport au Canada?
Quand on traverse des expériences pareilles, on n’est plus la personne d’avant. Il y a une innocence qu’on ne retrouvera jamais. J’ai choisi l’écriture comme moyen de continuer à croire au Canada. C’est ma façon d’être Canadienne et de changer ce que je n’aime pas. Je le vois comme un activisme en continu.
Vous vous êtes présentée pour le Nouveau Parti démocratique (NPD) fédéral en 2004. Ensuite, vous avez dit : « Heureusement que je n’ai pas été élue. » Pourquoi?
(Rires) Je ne me rappelle plus pourquoi j’ai dit ça! Certainement parce le métier de député est ingrat. Peut-être pour me consoler. Je pense que c’est un honneur de servir sa communauté. Pour moi, c’est une page que j’ai tournée.
Vous avez remporté plusieurs distinctions au cours des ans. Laquelle vous a le plus touchée?
Le prix du livre d’Ottawa m’a fait du bien sur le plan professionnel et littéraire. Un prix, c’est toujours un honneur. J’en ai reçu plusieurs qui ont reconnu ce que j’ai fait au nom de mon mari et des droits de la personne. Je les apprécie beaucoup.
Sur quel projet travaillez-vous actuellement?
J’ai un projet en anglais qui est presque terminé. C’est un peu un mémoire, un peu un essai, sur l’islamophobie dirigée vers les femmes. Je travaille aussi sur un abécédaire en français. Je revisite les lettres de l’alphabet sous l’angle de l’immigration, du déracinement et de l’appartenance. J’en suis encore au stade préliminaire. »
LES DATES-CLÉS DE MONIA MAZIGH :
1969 : Naissance à Tunis, en Tunisie.
1991 : Arrivée au Canada, d’abord à Montréal, puis à Ottawa en 1998
2002 : Arrestation de Maher Arar par les autorités américaines
2008 : Parution du livre Les larmes emprisonnées, dans lequel elle raconte son combat pour faire libérer son mari
2021 : Lauréate du prix du livre d’Ottawa, catégorie fiction, pour son roman Farida
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.