Normand Labrie, l’enseignement sans frontières
TORONTO – Allemagne, Belgique, France, Italie ou encore Inde… Ce polyglotte passionné a repoussé les barrières des langues dans son enseignement et dans sa recherche. Ces nombreux travaux et publications, en sociolinguistique, bilinguisme et plurilinguisme, ont façonné sa vision d’ouverture sur le monde, son leitmotiv aujourd’hui. Portrait de celui qui a participé au comité de création de l’Université de l’Ontario français (UOF) en 2016, avant d’en prendre la tête en 2024.
« Quelles sont les langues que vous parlez couramment et dans quel contexte les avez-vous apprises?
Mon intérêt pour les langues vient de ma curiosité à comprendre les autres cultures, d’autres peuples et façons de penser et de communiquer. J’ai basé mon apprentissage sur l’immersion. Je me suis d’abord intéressé à l’allemand – que j’ai d’ailleurs enseigné en Allemagne – à l’espagnol, que j’ai un peu perdu par la suite.
Mon doctorat portait sur le trilinguisme italien, français, anglais à Montréal, j’ai donc eu besoin d’apprendre l’Italien. J’ai beaucoup voyagé en Italie pour le pratiquer. J’ai étudié le flamand quand j’étais en Belgique également.
L’anglais a toujours été ma langue seconde et je l’ai approfondi par la pratique en Ontario. En définitive aujourd’hui, je suis à l’aise dans quatre langues : français, anglais, allemand, italien.
Est-ce que ce plurilinguisme empirique a influencé votre vision du bilinguisme au Canada?
Lorsque je suis arrivé à Berlin comme étudiant, c’était le début de l’immigration des travailleurs migrants notamment turcs. L’Université avait développé des cours pour comprendre ces interactions linguistiques.
Comme j’étais Canadien et qu’il y avait eu la loi sur les langues officielles et la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme dans les années 60, j’étais vu comme le « spécialiste du bilinguisme ».
Une des premières observations que j’ai faites est que le système allemand faisait de ces enfants kurdes et turcs le problème alors que le système qui devait changer et s’adapter. Une trentaine d’années après, d’enseignement, d’études et de recherches, il est certain que ma perspective sur le bilinguisme canadien a évolué. C’est une richesse plutôt qu’un problème. C’est ma vision de l’UOF depuis le début : des cours en français, mais dans le contexte du pluralisme de la société.
De vos années de recherches, souhaitiez-vous enseigner?
Maitriser les langues et les cultures était d’abord ma priorité, sans avoir de plan de route précis et établi en tête. Mes études m’ont naturellement amené vers la recherche et on m’a par la suite proposé un poste dans l’enseignement.
Je me souviens encore d’un conseil d’une de mes professeurs en Allemagne qui disait « Suivez votre passion et les choses se règleront d’elles-mêmes », c’est un conseil qui m’est resté pour toujours et que j’applique encore aujourd’hui.
J’ai toujours enseigné de façon critique en faisant intervenir mes recherches. J’ai eu la chance d’avoir des étudiants intéressés. L’enseignement, je ne l’ai jamais conçu comme la transmission du maitre à ses élèves, mais comme un apprentissage et une collaboration mutuelle. Les étudiants posent des questions, nous mettent devant des réalités nouvelles qui enrichissent la recherche, qui elle enrichit l’enseignement aussi.
Une expérience d’enseignement qui vous a particulièrement marqué?
Une de mes expériences d’enseignement mémorables a été l’Inde en 2009 durant un congé sabbatique. J’ai enseigné la géographie et l’histoire de façon bénévole à une douzaine de jeunes de 8e et 9e années des bidonvilles de Mumbai. Une fondation finançait à certains élèves des cours avec la promesse de les préparer pour un niveau universitaire. J’ai testé différentes méthodes d’enseignement et de développement de connaissances, collaboratives, magistrales, interactives, etc. C’était fascinant et j’ai appris autant qu’eux. Je les ai suivis par la suite et ils sont tous entrés à l’université. Petite anecdote, certains d’entre eux ont choisi le français comme cours optionnel (peut-être les ai-je influencés!).
Enseignement, recherche et politique également avec le ministère des Affaires francophones… Quelles sont les grandes lignes de votre carrière?
Après mon retour de Belgique, j’ai été professeur adjoint en sociolinguistique au Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CREFO-OISE). J’ai publié beaucoup de mes travaux de recherches, formé des étudiants en doctorat, puis j’ai pris la direction du centre pendant 10 ans avant de devenir vice-doyen à la recherche de l’institut durant neuf ans.
De là, j’ai endossé le rôle de directeur scientifique du fonds de recherches en société, culture au Québec, pendant trois ans. Un travail sectoriel sur de grands enjeux de société, sciences sociales et humaines. J’avais commencé mes recherches sur l’accès des francophones aux études postsecondaires avant d’aller au Québec donc, une fois revenu en Ontario, j’ai repris mon intérêt sur la question.
Vous avez fait partie du conseil de planification pour l’Université de l’Ontario français et avez ainsi contribué à sa création. Comment s’est passé le processus?
Le panel pour la création de l’UOF a été mis sur pied et j’y ai pris part en 2016. C’était un projet politique, une trentaine d’années de revendication pour une université en français.
J’ai cherché à déplacer le discours sur le fond et pas juste le contenant : que voulait-on que cette université soit, comment la distinguer des autres, etc. Des états généraux ont parcouru la province pour faire des consultations sur le postsecondaire. Il y a eu un comité technique de mise en œuvre dont j’ai fait partie avant de servir de recteur par intérim pour la première année.
Je suis ensuite retourné au CREFO-OISE et suis devenu vice-doyen aux programmes académiques de cette faculté de l’Université de Toronto, puis doyen par intérim pendant un an et demi, avant de devenir recteur de l’UOF en 2024.
Quelles sont vos aspirations et quelles sont les directions que vous aimeriez donner à l’UOF?
Pour les quelques prochaines années, je veux m’assurer de la croissance de l’université en ces trois dimensions que sont la formation, la recherche et le service à la collectivité francophone. Notre objectif à terme est de développer des programmes, avoir un nombre d’étudiants suffisants pour que, quand les subventions de démarrage seront terminées dans trois ans, par les cibles fixées, on puisse fonctionner comme toute université autonome, à travers la croissance. Cette université appartient aux communautés francophones et nous avons un devoir envers elles. »
LES DATES-CLÉS DE NORMAND LABRIE :
1956 : Naissance à Saint-Charles-de-Bellechasse, près de Québec.
1979 : Part étudier la sociolinguistique à Berlin à l’âge de 23 ans, maitrise et doctorat sur les questions politiques de bilinguisme, multilinguisme et minorités linguistiques.
1989-1991 : Postdoctorat à Bruxelles sur le multilinguisme, l’impact de l’intégration européenne sur les dynamiques linguistiques, politiques de langue nationales, régionales et l’enseignement des langues.
1991 : Devient professeur de sociolinguistique au Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CREFO-OISE).
2016 : Participe au conseil de planification qui a conçu l’Université de l’Ontario français – certaines de ses recherches portant sur l’accès des francophones aux études postsecondaires.
2024 : Devient recteur de l’Université de l’Ontario français (après avoir été recteur intérimaire en 2018-2019).