OIF : Louise Mushikiwabo, une grave erreur, selon des Rwandais

Michaëlle Jean et Louise Mushikiwabo lors des travaux priliminaires du Sommet de la Francophonie à Erevan, le lundi 8 octobre. Gracieuseté OIF

TORONTO – Il est minuit moins une. Mais des Canadiens d’origine rwandaise et une journaliste sonnent l’alarme : selon eux, ce serait une grave erreur de nommer Louise Mushikiwabo à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Si Michaëlle Jean n’est plus considérée, une troisième candidature doit alors être mise de l’avant, disent-ils.

ÉTIENNE FORTIN-GAUTHIER
efgauthier@tfo.org | @etiennefg

Des membres de la communauté rwandaise ont envoyé une longue lettre au gouvernement canadien et à celui du Québec, au cours des derniers jours. Objectif : barrer la route à Louise Mushikiwabo.

« Si Louise Mushikiwabo devient secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie, l’organisme perdra du même coup toute crédibilité », lance Pierre-Claver Nkinamubanzi, président du Congrès rwandais du Canada. « Elle est ministre des Affaires étrangères d’un gouvernement qui brime les droits humains. Au Rwanda, actuellement, on ne peut rien dire. C’est comme dans l’ancienne URSS, les gens se méfient, il y a de la torture, des emprisonnements », explique-t-il.

Les différents organismes mondiaux en matière de démocratie tendent à confirmer la chose. L’Index de la démocratie accordait une note de 3 sur 10 au pays, en 2017. L’organisation Freedom House décrit le Rwanda comme étant « non démocratique », alors que la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme parle d’« une démocratie sous tutelle ».

Constat similaire d’Amnistie Internationale. Reporters sans frontières affirme pour sa part que Louise Mushikiwabo est l’une des principales dirigeantes d’un des pires régimes en matière de liberté de la presse.

« Mon but n’est pas de promouvoir une autre candidature. C’est de dire haut et fort que celle-là n’a pas de sens. Et vous savez-quoi? Je peux le faire au Canada, alors qu’au Rwanda ça serait impossible. Si un politicien fait une connerie, on peut le dénoncer ici, c’est même encouragé! », lance M. Nkinamubanzi.

La question de la place du français au Rwanda inquiète bien des observateurs. Perpétue Muramutse, coordonnatrice canadienne du Réseau international des femmes pour la démocratie et la paix, est l’une de ceux-là. « Ce qui est étonnant, c’est que la francophonie n’existe plus au Rwanda. Les jeunes n’apprennent plus le français. Le Rwanda a vomi le français, rien de moins », affirme-t-elle. Le président du pays, Paul Kagame, a mis de l’avant l’anglais depuis deux décennies et l’impose, en 2008, comme langue d’enseignement obligatoire à la place du français.

« Dernièrement, le gouvernement a fait une grande campagne pour changer les apparences, mais la réalité demeure. Et Mme Mushikiwabo ne fait pas la promotion du français, ni des valeurs françaises », affirme Mme Muramutse. Mme Muramutse évoque notamment l’unilinguisme anglais du site web du ministère des Affaires étrangères dirigé par Louise Mushikiwabo.

La journaliste canadienne Judi Rever, qui a travaillé pour Radio France Internationale, puis l’Agence France-Presse en Afrique et au Moyen-Orient, s’intéresse depuis plus de vingt ans à la situation au Rwanda. Dans un nouveau livre In Praise of Blood, qui a obtenu une large couverture médiatique aux États-Unis et en Europe, elle évoque des exactions qui auraient été commises par le président, Paul Kagame. « C’est un régime autoritaire, pire totalitaire. Il élimine ses opposants. Je suis stupéfaite de voir ce qui arrive avec Louise Mushikiwabo, qui est le porte-parole de son régime de terreur », laisse-t-elle tomber.

Pour justifier ses accusations, elle évoque le rôle qu’aurait joué Louise Mushikiwabo à titre de ministre des Affaires étrangères au cours de la dernière décennie. « Elle avait le rôle de direction des ambassades rwandaises dans le monde et en Afrique. Au fil des ans, elles sont devenues de véritables centres de criminalité où l’on a organisé des assassinats d’opposants politiques », affirme-t-elle, tout en citant une enquête qu’elle a menée pour le Globe and Mail au sujet d’une tentative d’assassinat d’opposants au régime rwandais par des proches de l’actuel président. Le tout en sol sud-africain à partir de l’ambassade rwandaise, tient-elle à préciser.

Tous ne sont pas du même avis

D’autres Rwandais, qui vivent en Ontario, ne sont pas du tout du même avis. Un autre citoyen, qui habite au Canada depuis deux décennies, observe de loin son pays d’origine et ne peut que saluer les avancées des dernières années.

« En tant que Canadien et ressortissant rwandais, j’aimerais que la ministre Mushikiwabo obtienne le poste. En 1994, il n’y avait pas de système économique, éducatif ou de justice. Ils ont recommencé à zéro. Il y a toujours des choses à améliorer, mais le pays avance, je vois du progrès. Mme Mushikiwabo y a participé », dit-il, tout en souhaitant conserver l’anonymat. « La direction qu’elle amènera sera bonne pour la francophonie et pour l’avenir du Rwanda », affirme-t-il.

Entre avril et juillet 1994, entre 800 000 et un million de citoyens de la minorité tutsi sont assassinés dans le pays par des milices hutus. La communauté internationale est critiquée pour son inaction. Les causes avancées pour expliquer le drame sont nombreuses, outre des tensions entre les groupes, différents acteurs et événements sont pointés du doigt par les commissions d’enquêtes.

Paul Kagame est vu comme celui qui a mis fin au génocide au Rwanda. Au pouvoir depuis 2003, il se fait réélire plusieurs fois avec des scores à plus de 90 %. Ses admirateurs affirment qu’il a remis l’économie du pays sur les rails, s’est attaqué à la mortalité infantile et a augmenté la qualité de vie des Rwandais, tout en s’assurant d’unifier le pays.

Jules Barasa, président de l’Association des Rwandais de Gatineau-Ottawa, soutient aussi le gouvernement. « Le gouvernement de Paul Kagame est bon, il s’occupe de la vie quotidienne. Il ne faut pas regarder ça avec le contexte canadien. C’est un pays qui sort du génocide, les plaies sont toujours ouvertes. Dans ce contexte, tout n’est pas toujours bon à dire », affirme M. Barasa.

Il affirme que Louise Mushikiwabo est une candidate exceptionnelle. « Je soutiens sa candidature. Elle est Rwandaise. Quand nos compatriotes se présentent, il faut les soutenir. On a passé des moments forts difficiles et qu’aujourd’hui, quelqu’un de notre pays puisse occuper ce poste, c’est très symbolique », affirme-t-il au sujet de Louise Mushikiwabo.

Une troisième voie espérée par certains

Plusieurs intervenants interrogés par #ONfr ne veulent pas non plus de Michaëlle Jean. « Ce n’est pas parce qu’elle a eu un mandat, qu’elle a droit automatiquement à un deuxième! », lance Perpétue Muramutse.

« Ce qu’on entend dans les médias canadiens n’est pas très positif. Je privilégie une candidature africaine, mais une vraie. Louise Mushikiwabo a été annoncée par… Emmanuel Macron », lance la coordonnatrice canadienne du Réseau international des femmes pour la démocratie et la paix.

Face à la victoire à prévoir de Louise Mushikiwabo, elle espère que le Canada a néanmoins fait entendre sa voix en coulisses. « J’espère que notre pays démocratique a exigé des garanties. J’espère que le Canada a exigé des changements en matière de droits de l’homme, la libération des prisonniers politiques et un véritable retour du français dans le pays », affirme-t-elle.

Le président du Congrès rwandais du Canada aurait espéré une candidature de prestige pour l’OIF, cette année. « Il y a eu des grandes personnalités qui défendaient les valeurs démocratiques. J’aurais aimé une autre candidature de la prestance d’Abdou Diouf ou de Boutros Boutros-Ghali », laisse tomber Pierre-Claver Nkinamubanzi.

Quant à Judi Rever, elle affirme que les leaders politiques devront se poser de sérieuses questions au terme du Sommet de la Francophonie. « De ne pas opter pour Michaëlle Jean pour des raisons de dépenses, c’est un choix qui peut être fait. C’est un problème administratif qui peut être préoccupant. Mais ne réalise-t-on pas que son adversaire est accusée de choses beaucoup plus graves? L’OIF risque de perdre toute autorité morale », affirme l’auteure et journaliste.