Pandémie : les partis d’opposition confinés dans un rôle secondaire
Le rituel est quotidien. Chaque jour, depuis un mois, les premiers ministres canadiens, le ton solennel et empathique, annoncent une série de mesures pour tenter d’enrayer le tsunami pandémique et ses effets dévastateurs sur les vies humaines comme sur l’économie.
À circonstances exceptionnelles, actions politiques exceptionnelles : le jeu parlementaire et les mécanismes législatifs traditionnels ont été rangés, pour partie, au placard. En Ontario, où la législature ontarienne est suspendue jusqu’à nouvel ordre, plus d’une vingtaine de décrets d’urgence – restreignant unilatéralement des libertés publiques – ont été émis par le gouvernement Ford en l’espace de trois semaines.
À Ottawa, la Chambre des communes s’est réunie ce samedi pour la première fois depuis le 24 mars, afin d’adopter, sans trop de velléités partisanes, un train de mesures d’aide d’urgence.
Pris dans cette léthargie législative, les chefs de file d’opposition n’ont eu d’autre choix que la résignation ou le ralliement mou face au nouvel adversaire commun, invisible et aveugle : le coronavirus.
Une marge de manœuvre étroite
Il faut dire que la fenêtre de tir est ténue pour souffler des vents contraires, ou du moins dissonants.
« L’ensemble de la population est derrière son chef, que ce soit au fédéral ou dans les provinces », note sans surprise la politologue de l’Université d’Ottawa, Geneviève Tellier.
« Les derniers sondages montrent qu’ils ont deux tiers des appuis dans leurs provinces respectives, et plus encore, au Québec. Face à ce soutien-là, ce n’est pas le temps pour les partis d’opposition de demander des comptes, de marquer des points ou d’amener des sujets qui feraient plus de tort que de bien. »
« Les citoyens ont peur. Ils veulent se rallier à l’exécutif comme gérant de la crise » – Peter Graefe, politologue
« Les citoyens ont peur », analyse Peter Graefe, politologue à l’Université McMaster de Hamilton.
« Dans cette période d’incertitude, ils veulent se rallier à l’exécutif et donc à son chef politique. Ils ont perdu cette capacité à se projeter dans le futur. Ils pensent d’abord à régler le problème qui est devant eux. »
Ceci explique pourquoi les interventions « hors-sujet » comme celle du leader conservateur fédéral Andrew Scheer sur la taxe carbone, en début de pandémie, ont été déjugées par l’opinion publique.
Les attaques se sont depuis métamorphosées en « critiques constructives », ou comment améliorer les mesures prises. Ce lundi, les conservateurs fédéraux ont, par exemple, encouragé le gouvernement Trudeau à verser plus rapidement la subvention salariale d’urgence aux petites et moyennes entreprises, en s’appuyant sur les banques.
Auparavant, ils avaient milité pour la fermeture des frontières ou encore, pour une subvention salariale plus généreuse à hauteur de 75 %. Des propositions entendues par le gouvernement. On pourrait en dire autant du chef néo-démocrate Jagmeet Singh, relais des revendications étudiantes.
En Ontario, la chef de l’opposition officielle, Andrea Horwath, a adopté la même stratégie : « Elle essaye de trouver des manières de poser des questions critiques, mais à la marge », interprète M. Graefe. « On appuie les efforts déployés par le gouvernement, mais on pointe un besoin criant dans la population dans tel ou tel programme. »
Une attitude qui prévaut également chez le leader libéral Steven Del Duca.
« Il a tout intérêt à garder un profil discret, à ne pas se montrer agressif avant de mettre en place sa vision », convient le politologue de l’Université McMaster. « Mais si Ford devient plus centriste dans sa façon de gouverner, il coupera l’herbe sous le pied du libéral de droite. »
Un recentrage politique qui étouffe la critique
La manœuvre est en effet délicate, tant le premier ministre Doug Ford a recentré sa ligne de tir, n’hésitant pas à creuser le déficit qu’il avait juré d’anéantir lors de son élection.
Le gouvernement fédéral aussi. « Il offre une foule de programmes qui ratissent large et d’une ampleur qu’on a jamais connue », constate Mme Tellier.
Pour Peter Graefe, ce recentrage imposé par les circonstances a notablement réduit la capacité d’agir des opposants. D’autant que les décisions prises sont moins dictées par une idéologie que par une autorité de santé dont on suit les recommandations.
« Cette crise est présentée comme un problème technique », décrypte-t-il. « On suit les conseils des experts en santé publique. Il n’y a pas beaucoup d’espace politique pour débattre du choix des gouvernants. Tout ce qui est de l’ordre du débat législatif ou du débat politique au sens large est évacué. »
« Ford a rapidement invité les chefs d’opposition à participer à certaines rencontres » – Geneviève Tellier, politologue
Il n’empêche que la réaction à la crise peut trouver des réponses différentes teintées d’idéologie.
« Si on compare l’Ontario au Québec, les deux provinces ont injecté près de 20 milliards de dollars chacune. Au Québec, on investit massivement en subventions alors qu’en Ontario, c’est massivement en crédits d’impôt. Les approches restent donc idéologiques. »
Des différences existent aussi dans le degré d’ouverture et de collaboration de la majorité vis-à-vis de l’opposition.
« Ford a rapidement invité les chefs d’opposition à participer à certaines rencontres pour les tenir informés et atténuer les sources de divergence », illustre la politologue ottavienne. « On ressent moins cela sur la scène fédérale. La confrontation est plus présente à Ottawa qu’en Ontario ou au Nouveau-Brunswick, où le premier ministre a même créé un comité multipartis. »
« Cette période permet de mesurer l’étoffe d’un leader, sa personnalité », poursuit-elle. « Doug Ford a pris rapidement de bonnes décisions, visibles tous les jours. Il pourrait allonger plus d’argent, mais le fédéral le fait à sa place et ça l’arrange beaucoup, à un moment où il est en train de redéfinir sa vision du fédéralisme. Ford a toujours la même personnalité sauf qu’il ne combat plus l’opposition, mais la crise. Et pour l’instant ça marche. »
Un risque de dérive autoritaire?
Mais l’absence de débat n’est-elle pas un premier pas vers un déni de démocratie, voire une forme d’autoritarisme?
« C’est une bonne chose pour la démocratie d’avoir des capacités de répondre à des crises », croit au contraire M. Graefe. « Pour être efficace, il faut prendre des raccourcis. Sans ces lois d’urgence, il y aurait une perte de légitimité de la démocratie et les gens plaideraient pour un système plus autoritaire. »
« Si ce genre de mesures restent en place trop longtemps, il y a un danger » – Peter Graefe, politologue
Le politologue met néanmoins un bémol : « Si ce genre de mesures restent en place trop longtemps ou vont trop loin, il y a un danger. Quand les gens ont peur, ils sont plus enclins à perdre leurs droits pour accepter quelque chose qui fonctionne, mais il faut des limites dans le temps et dans la profondeur. »
C’est surtout le caractère spécial de cette crise qui impose de lutter contre elle à distance, en limitant les rapports sociaux, qui empêche le déroulement normal des sessions parlementaires, rappelle M. Graefe.
« Même durant les conflits mondiaux, les gouvernements jouaient leur rôle habituel. Même si on commence à parler de parlement virtuel, on n’a pas encore cette capacité d’aller changer les choses au parlement. »
Les réponses à la pandémie se font par point presse, ce qui fait dire au politologue de Hamilton que « ce sont les journalistes qui ont la capacité de poser les questions critiques et non plus les parlementaires ».
Les gouvernements sont conscients du risque, estime Mme Tellier.
« Ils ont appliqué leurs lois d’urgence de façon très progressive, en allant jusqu’au socialement acceptable. Ils auraient pu aller beaucoup plus loin en réquisitionnant des matières premières, en forçant les gens à travailler dans certains secteurs ou en contrôlant les prix. La loi le permet. »
« On accepte des mesures exceptionnelles, comme les contrôles arbitraires, car c’est le prix à payer collectivement, mais une fois la crise passée, les gens seront plus critiques en l’absence de retour à la normale », assure-t-elle.
L’après-crise, le temps de faire les comptes
La confiance dans l’instant ne sera donc pas éternelle, conviennent les experts. D’ailleurs, une crise peut vite en balayer une autre. La COVID-19 n’a-t-elle pas éclipsé la crise autochtone dans laquelle était embourbée Justin Trudeau?
« Pour l’instant, les gens semblent se rallier à M. Ford qui a bien fait son travail comme gérant de la crise », constate M. Graefe.
« À court terme, cette crise l’aide beaucoup, d’autant qu’il aime endosser le rôle de celui qui rallie le monde. Au sortir de la crise, ce sera plus difficile. Il y aura beaucoup de demandes pour investir dans la santé, les universités. La facture sera salée aux yeux de sa famille politique, axée sur l’État limité, les baisses d’impôt et de dépenses publiques. M. Ford aura un rôle difficile, dans la province qui investit le moins dans la plupart des politiques publiques. »
« Le mieux à faire pour un député d’opposition, c’est de ne rien faire » – Geneviève Tellier, politologue
« Une fois sorti de la pandémie, on se posera des questions par rapport à la préparation de la province et sa rapidité pour répondre efficacement », présage Peter Graefe.
« L’appétit public pour questionner le choix de nos gouvernants sera plus large. On se questionnera aussi sur notre manière de vivre, de travailler à distance, sur la relance de l’économie dans une optique verte, etc. »
En attendant, « le mieux à faire pour un député d’opposition aujourd’hui, c’est de ne rien faire », ironise Mme Tellier.
« C’est le moment idéal pour compenser en étant actif sur le terrain. Chacun a intérêt à retourner dans sa circonscription et voir ce qu’il peut faire en tant que député pour faire émerger des solutions depuis le terrain. »