Pourquoi continuer de commémorer Sir William Hearst?

Montage ONFR+

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, l’historien et spécialiste de patrimoine Diego Elizondo.

[CHRONIQUE]

Pendant que le débat fait rage en Acadie alors qu’une pétition de plus de 1 000 noms, signée par des personnalités acadiennes, continue de circuler afin de faire changer le nom de l’Université de Moncton, le temps ne serait-il pas venu de s’interroger en Ontario français sur la place du nom de Hearst dans notre toponymie?

La toponymie est une discipline linguistique qui étudie les toponymes, c’est-à-dire les noms propres désignant un lieu. Elle se propose de rechercher leur ancienneté, leur signification, leur étymologie, leur évolution, leurs rapports avec la langue parlée courante ou avec des langues disparues.

Cet outil de commémoration patrimonial permet d’inscrire dans la durée et sur le territoire des noms de personnes d’importances ou des événements historiques. Les cas de figures les plus connus de toponymie publique sont les noms des localités, immeubles, rues et parcs qui nous entourent.

La toponymie de langue française en Ontario est quant à elle un exemple manifeste de l’enracinement profond de la communauté franco-ontarienne. Elle témoigne de notre présence historique sur le territoire et de notre existence.

S’intéressant à la toponymie francophone de sa province, le professeur fransaskois Carol Jean Léonard indique dans ses textes qu’en plus de répondre à une simple nécessité de localisation, la toponymie en situation linguistique minoritaire au Canada « revêt un attribut complémentaire : elle constitue un référentiel appropriable, une source d’identisation et d’identification ».

Hearst, la ville, est un bastion de la francophonie ontarienne. Une sorte de village gaulois. Ironiquement, la ville qui fut connue à ses origines sous le nom de Grant et qui a célébré son centième anniversaire de fondation l’an dernier commémore la mémoire d’un champion du Règlement 17, Sir William Hearst (1864-1941).

Un nom associé à la crise du Règlement 17

Peut-être moins connu que certaines autres figure de son époque pour les Franco-Ontariens, Sir William Hearst était tout de même membre du cabinet ontarien qui adopta le Règlement 17 en Ontario, le 25 juin 1912. Ce Règlement, faut-il le rappeler, limitait sérieusement l’enseignement en français dans les écoles de la province et à toute fin pratique avait pour but ultime d’enrayer la langue de Champlain dans la province la plus populeuse du Canada.

Les grandes lignes de ce mythe fondateur franco-ontarien sont plutôt bien connues : sous l’égide d’une élite laïque et religieuse, les Franco-Ontariens montèrent aux barricades (parfois munies des épingles à chapeaux de leurs mères) et défendirent, même par l’entremise de la désobéissance civile, le droit à leur éducation de langue française.

Sir William Hearst (1864-1941), vers 1930. Source : Archives publiques de l’Ontario

Dans l’adversité de cette lutte épique émergeront quelques-uns de premiers héros franco-ontariens depuis l’époque de la Nouvelle-France : Napoléon-Antoine Belcourt, Charles Charlebois, Samuel Genest, Jeanne Lajoie ou encore les sœurs Béatrice et Diane Desloges. Ils ont tous eu, à partir des années 1970, des écoles secondaires de langue française en Ontario nommées en leur honneur. Signe que leur dévouement envers la cause franco-ontarienne ne fut pas oublié.

Mais au début du siècle, le Règlement 17 instigué par le gouvernement en Ontario, a donné du fil à retorde pendant 15 ans à la communauté qui dû lutter pour sa survie. L’assimilation, le décrochage scolaire et les conflits linguistiques qu’il engendra auront eu à la longue des effets négatifs sur l’Ontario français. Parmi les plus ardents défenseurs du Règlement 17, Sir William Hearst figure au premier rang.

Une crise linguistique d’ampleur nationale

Sir William Hearst devient premier ministre de l’Ontario en succédant à Sir James Whitney, décédé en fonction, le 25 septembre 1914. Ce dernier l’avait nommé en 1911 ministre des Richesses naturelles. Les Franco-Ontariens, qui espéraient qu’un changement à la tête du gouvernement engendrerait une mise au rancard le Règlement 17, déchantèrent vite.

Loin d’abolir le Règlement 17, le politicien redoubla d’efforts, montant d’un cran l’intensité du conflit scolaire qui finit par dégénérer violemment. Sous son gouvernement, la crise du Règlement 17 prit les proportions d’une crise linguistique nationale qui attira les regards de partout au Canada.

Dès avril 1915, visiblement agacé par la résistance et la ténacité des Franco-Ontariens contre le Règlement 17, le nouveau premier ministre déclare ironiquement à l’Assemblée législative de l’Ontario que « si les Canadiens français avaient toujours agi avec le même esprit de modération que les membres de la Législative durant cette discussion, peut-être que les choses seraient beaucoup mieux ».

Coupure du 7 janvier 1916 extraite du quotidien Le Droit, Source : Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française

La réplique ne se fera pas attendre et dans son éditorial du 6 avril 1915 le quotidien Le Droit (fondé deux ans plus tôt dans la foulée des efforts de résistance franco-ontarienne au Règlement 17) y va d’une réplique cinglante contre le premier ministre Hearst.

« Cette déclaration vaut de passer à l’histoire, elle montre le politicien retord rejetant sur ses victimes la cause des erreurs politiques qu’il commet, elle dévoile la campagne de mensonges, de calomnies et de lâchetés menée contre les écoles bilingues depuis cinq ou six ans […] Monsieur Hearst savait très bien qu’il faussait la vérité en prononçant ces paroles. »

Loin d’en rester là, c’est le gouvernement qui, la même année, destitua illégalement de leurs fonctions les conseillers scolaires démocratiquement élus de la Commission des écoles séparées d’Ottawa qui n’appliquait pas le Règlement 17 et les remplace unilatéralement par trois nouveaux commissaires scolaires chargés de l’enforcer.

Refusant de se plier au Règlement 17, la « Petite commission » nommée par Hearst congédiera (même si elles étaient dûment qualifiées) les sœurs Béatrice et Diane Desloges, institutrices à l’École Guigues, dans la basse-ville d’Ottawa.

Pendant tout l’automne, les sœurs Desloges continuèrent tant bien que mal à enseigner en français clandestinement dans des locaux de fortune dans la basse-ville d’Ottawa. Au début de l’année 1916, la communauté est exaspérée devant cette situation intenable. Le 4 janvier 1916, un groupe formé de 120 parents (70 mères et 50 pères) reprend d’assaut l’École Guigues afin de permettre aux sœurs Desloges de retourner y enseigner en français.

Une confrontation avec la police entrée dans la légende

Les parents montent la garde mais le 7 janvier 1916 sous l’ordre du gouvernement de Sir William Hearst, 30 policiers d’Ottawa escortent un représentant du gouvernement provincial à l’École Guigues pour tenter de fermer l’école et empêcher les sœurs Desloges d’y rester.

La confrontation qui s’ensuit entre les parents et la police rentrera dans la légende et sera connue sous le nom de la Bataille des épingles à chapeaux. Des mères francophones armées de divers articles ménagers comme des rouleaux à pâtisserie, des casseroles en fonte et de leurs fameuses épingles à chapeau bloquent la voie à la police et aux représentants du gouvernement. La bataille à l’École Guigues, soldée par le retrait du gouvernement, offrira une première et importante victoire morale et symbolique aux Franco-Ontariens.

Néanmoins, par la fin du mois de janvier, ils sont plus de 3 000 élèves à manifester dans les rues d’Ottawa pour réclamer l’abolition du Règlement 17. Loin de se résorber sous le gouvernement de Sir William Hearst, la crise du Règlement 17 prendra une ampleur inégalée.

L’ancienne École Guigues, 2022. Crédit image : Diego Elizondo

En juin 1916, son ministre de l’Instruction publique déclarera que « le gouvernement ontarien est
fermement décidé à maintenir le Règlement 17 et qu’il prendra les mesures nécessaires ». En 1917, une émeute éclate à Ford City, en banlieue de Windsor alors que des paroissiens de langue française tentent en vain de bloquer l’accès à leur église pour empêcher un nouveau clerc, considéré comme un partisan du Règlement 17, d’occuper ses fonctions. Le conflit entraîne neuf arrestations et fait dix blessés.

L’année suivante (un an avant de perdre le pouvoir aux élections provinciales) et malgré l’opposition constante, les recours judiciaires, la pression des élus fédéraux et du Québec, la bataille des épingles à chapeaux et les confrontations violentes entre les Franco-Ontariens et les autorités, Sir William Hearst réitère sa confiance dans le Règlement 17.

Par voie de communiqué, il déclare : « Tant que je serai premier ministre, la politique que le Règlement 17 a été adoptée pour être établi et mise en vigueur restera la politique du gouvernement d’Ontario. » Jusqu’à la fin, Sir William Hearst restera un farouche partisan du Règlement 17.

Rappelons que ce n’est qu’en 2016, le gouvernement de l’Ontario présentera des excuses officielles à la communauté franco-ontarienne pour les torts qui lui ont été causés par le Règlement 17, resté en vigueur jusqu’en 1927.

Hearst dans la toponymie franco-ontarienne

Outre la ville bien connue dans le Nord de l’Ontario, le nom de Hearst est également perpétué de nos jours par une université de langue française (la deuxième qui fut officiellement créée en Ontario) et une école secondaire également de langue française. Son nom s’est intégré avec le temps dans la toponymie franco-ontarienne et se fond, sans remise en question, dans le quotidien.

Dans la ville, une plaque bilingue de la Fiducie du patrimoine ontarien rend hommage à la présence française à Hearst : « Les Canadiens français commencèrent à s’établir à Hearst en 1912 durant la construction du Chemin de fer National transcontinental […] Au fil des ans, la communauté francophone de Hearst – jadis une minorité – finit par représenter 89 % de la population, les francophones assumant des rôles de chef de file dans les domaines culturel, économique et politique.

Des institutions comme l’Église catholique et l’Université de Hearst, fondée en 1953, jouèrent un rôle important dans l’éducation des Franco-Ontariens et au sein de la société franco-ontarienne. » Hearst : un nom ironique ou dépassé pour la toponymie franco-ontarienne d’aujourd’hui?

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