Réouverture de la frontière américaine : quel impact sur l’économie franco-ontarienne?

Le pont Bluewater reliant Sarnia au Michigan. Crédit image: Mark Spowart / Moment via Getty Images

Depuis ce lundi, les Américains entièrement vaccinés peuvent traverser la frontière canado-américaine. Si de nombreux acteurs économiques espèrent des retombées à court terme, particulièrement dans le secteur touristique, il ne faut pas s’attendre à des miracles en termes d’emploi francophone. Les postes ouverts ne trouvent pas plus de main d’œuvre qu’avant la pandémie. Et la pénurie devrait s’accentuer au fur et à mesure de la levée des restrictions sanitaires si la province ne trouve pas rapidement de solutions en immigration de langue française.

Mark Perrin observe le trafic sur le pont Bluewater qui enjambe la rivière Sainte-Claire et sépare Sarnia du Michigan. « La réouverture commence lentement à avoir un impact sur notre économie locale », tranche-t-il d’emblée. Le directeur de Tourism Sarnia-Lambton s’attend à « une augmentation lente et progressive, similaire à celle de l’industrie aéroportuaire, de l’ordre de 5 à 10 % par mois ». La baisse du trafic aurait causé une perte de près de 20 millions de dollars en l’espace d’un an dans ce coin de l’Ontario.

Avec le retour des voyages non essentiels des Américains vers le Canada, c’est en effet le plus grand marché de l’Ontario qui s’ouvre à nouveau aux professionnels du tourisme qui veulent rattraper le temps perdu durant ce qu’il reste de l’été. Et les régions frontalières devraient être les premières à tirer les bénéfices de cette réouverture, comme à Sarnia, Windsor, Cornwall, Kingston ou encore Niagara Falls qui misent fortement sur l’hôtellerie et la restauration.

Un tourisme frontalier avant tout

La raison est simple : tout comme leurs voisins ontariens, les Américains se sont tournés vers des destinations plus régionales et une consommation locale, à cause des restrictions sanitaires. C’est en tout cas ce que croit Susan Morin, fondatrice de Tourisme Franco-Niagara.

Elle pense d’ailleurs que des régions comme le Niagara doivent saisir l’opportunité de faire connaître les lieux moins fréquentés, propices à la distanciation. « Les gens cherchent à éviter les grandes villes comme Toronto. C’est à nous de diversifier nos attraits touristiques. Dans le Niagara, il n’y a pas que les chutes. On a une quarantaine de golfs, au-delà de 100 vignobles et des activités sur l’eau », illustre-t-elle.

Didier Marotte, directeur général du CCFWEK. Gracieuseté Didier Marotte

Didier Marotte, directeur général du Centre communautaire francophone Windsor-Essex-Kent (CCFWEK), ne crie cependant pas victoire trop vite. « Les gens commencent à reprendre leurs activités de loisirs. On le voit dans l’achalandage des commerces et l’embauche de personnel, mais ils sont moins ambitieux. Ils le font sans forcément passer la frontière. Il y a aussi de nombreux protocoles à respecter qui peuvent les dissuader de venir. »

À court terme, le Nord aura plus de difficultés

Pour le Nord, les choses seront beaucoup plus compliquées, d’après plusieurs acteurs de l’économie franco-ontarienne. « Ça semble trop tard pour la saison. Les Américains ne seront plus en vacances à partir du 20 août : ce n’est pas en 15 jours qu’il va y avoir une ruée », analyse Richard Kempler, le directeur général de la Fédération des gens d’affaires de l’Ontario (FGA).

Isabelle DeBruyn, gestionnaire de tourisme à la SÉO. Gracieuseté SÉO

Les conséquences de la pandémie devraient donc encore durablement se faire sentir dans ces régions abritant des francophones qui ont beaucoup souffert de la fermeture provinciale. « Ça touche beaucoup de communautés et d’entreprises familiales francophones. Certaines avaient près de 90 % de clients américains qui souvent avaient déjà reporté leur voyage de 2020 à 2021 et ne voulaient pas reporter éternellement », contextualise Isabelle DeBruyn, gestionnaire de tourisme à la Société économique de l’Ontario (SÉO).

« Ce qui va avoir un impact, c’est le retour des propriétaires américains de chalets, mais concernant les autres touristes, ça reste la grande question, surtout dans les lodges éloignés, moins accessibles. Ces endroits ont adapté leur offre depuis un an à une clientèle régionale et ça devrait encore continuer cette saison. Changer de marché est une décision d’affaires importante, alors qu’on est rendu au mois d’août et que les feux de forêt n’ont rien arrangé. »

L’Ontario freiné par la pénurie de main d’œuvre francophone

Si ce retour de la clientèle américaine devrait mécaniquement accroître l’emploi dans le tourisme, Richard Kempler ne s’attend pas à un tel mouvement au niveau francophone. « Il y avait déjà un manque de main d’œuvre partout en Ontario dans l’hôtellerie et la restauration, donc ça va mettre un peu plus de pression et exacerber la difficulté à trouver du personnel, d’autant qu’une partie des travailleurs du secteur ont trouvé un emploi ailleurs durant la crise et ne le quitteront pas tant que l’industrie ne proposera pas des salaires décents. »

Mme Morin ajoute que le prolongement des prestations canadiennes de relance économique a aussi un effet à prendre en compte. « Des travailleurs ont décidé de ne pas revenir en ce moment car ils se font payer par le gouvernement (fédéral) jusqu’en octobre. »

« Ca va être très difficile de faire revenir les gens au travail dans le tourisme », complète Mme DeBruyn. Son organisation, la SÉO, tente avec plusieurs partenaires de l’industrie de rapatrier une certain nombre de candidats.

« Durant la pandémie, plusieurs régions dépendant des clients américains comme le Niagara ont réalisé qu’elles avaient lâché le marché québécois trop vite et auraient eu intérêt à avoir ce marché dans leur poche avec des services à la clientèle bilingue, etc. Des professionnels du tourisme et du voyage de ces régions deviennent nos partenaires pour trouver de la main d’œuvre et de l’information disponible. »

Richard Kempler, directeur général de la FGA. Archives ONFR+

« Dénicher des gens qualifiés et bilingues reste le défi numéro 1 », abonde Didier Marotte, avec ou sans COVID-19. « Soit on recrute des gens moins qualifiés et on les forme, soit les postes ne trouvent pas preneur, surtout dans le Sud-Ouest où le bassin de candidats est moins grand qu’à Toronto, dans l’Est ou dans le Nord. »

Une des solutions de l’équation serait de muscler l’immigration francophone et de rendre les salaires plus attractifs pour les travailleurs qui ont une langue de plus à leur arc. « Le salaire moyen d’un cuisinier à Toronto est de 15$ de l’heure », s’étrangle Richard Kempler.

« Il faut aussi redorer l’image du tourisme », conclut Mme DeBruyn, « car on a autant de déficit de talents dans les postes de manager que des postes de première ligne et, en mettant à jour leurs compétences, les immigrants peuvent accéder à des carrières vraiment intéressantes ».