Repenser sérieusement le Sénat au Canada
[CHRONIQUE]
Cette semaine a été marquée par l’annonce de la nomination de plusieurs nouveaux sénateurs notamment de l’Ontario et du Québec. La Chambre haute du Parlement fait périodiquement les manchettes et de nombreuses tentatives de réforme à son endroit ont avorté.
AURÉLIE LACASSAGNE
Chroniqueuse invitée
La plus radicale de ces réformes fut la proposition faite par Jack Layton en 2007 d’organiser un référendum sur l’abolition pure et simple du Sénat. Alors réglons ce problème tout de suite : il est strictement impensable de penser abolir le Sénat au Canada. Pour une raison très simple : le Canada est une fédération.
Dans toutes les fédérations du monde, les parlements sont bicaméraux (ils ont deux chambres), une pour représenter les citoyens (la chambre basse), et une pour représenter les unités fédérées (la chambre haute). Il est dans la nature même du fédéralisme de voir ces unités fédérées représentées et actives au niveau législatif.
Une des critiques les plus souvent entendues à propos du Sénat canadien a trait à son manque de légitimité démocratique. En effet, les sénateurs canadiens ne sont pas élus et on se demande donc bien pourquoi ils peuvent interférer dans le processus législatif si, effectivement, le Canada est une démocratie. C’est une anormalité qui nous vient de l’histoire et de nos liens avec la Grande-Bretagne, mais ce n’est en aucun cas une fatalité.
Alors à date le gouvernement de Justin Trudeau nous a offert une bien timide réforme pour s’attaquer à ce problème : la création d’un comité consultatif indépendant sur les nominations qui recommandent des candidats potentiels au premier ministre. Cela ne change en rien le manque de légitimité démocratique des sénateurs nommés cette semaine (qui plus est, la réformette Trudeau a conservé cette vieille règle désuète sur des critères économiques et de propriété, ça ne fait pas très 2016).
Si l’on regarde ce qui se passe dans d’autres systèmes fédéraux du monde, de nombreux choix s’offrent à nous. En admettant que les Canadiens, curieusement, n’aiment pas beaucoup voter, excluons d’emblée un vote direct des sénateurs par le corps citoyen. Il nous reste au moins deux solutions. La première (un peu sur le modèle français) serait la suivante : tous les élus des parlements provinciaux et territoriaux, ainsi que les maires de toutes les municipalités (car cet échelon, bien qu’il ne soit pas prévu dans la Constitution est fondamental dans la vie des citoyens) formeraient un collège de grands électeurs qui éliraient les sénateurs.
La deuxième est plus radicale, mais fondamentalement intéressante, c’est la solution allemande. Le Bundesrat en Allemagne, la chambre haute, est composé, suivant les projets de lois discutés, par les ministres (ou leurs représentants, des hauts fonctionnaires) des Länder (l’équivalent allemand des provinces). Par exemple, si arrive au Sénat un projet de loi portant sur l’immigration, chaque province et territoire enverraient son ministre en charge de l’immigration pour discuter, amender et voter ce projet de loi fédéral. Dans les deux cas de figure, on s’assurerait d’une plus grande légitimité démocratique puisque les sénateurs seraient, soit choisis par des élus, soient eux-mêmes des élus. On s’assurerait également que le Sénat représente bel et bien les intérêts des entités fédérées, ce qui est son rôle dans un système fédéral.
Représentativité
Mais bien sûr un autre élément du débat concerne la représentativité. Dans l’état actuel des choses, les provinces et territoires sont représentés de façon inégale, (l’Ontario et le Québec ont chacun 24 sièges, les provinces de Prairies six chacune, etc.). Là encore, il s’agit d’une bizarrerie toute canadienne : le Sénat doit représenter les provinces et territoires et non les citoyens (on reproche souvent l’inégalité de représentation démographique du Sénat), chaque province et territoire devrait donc avoir le même nombre de sénateurs nonobstant leur population (cette proposition figurait dans l’accord de Charlottetown). Cela permettrait de redresser un peu la barre en faveur d’un fédéralisme plus symétrique.
Mais je crois qu’il faut aller encore plus loin dans cette réforme et faire preuve d’un peu plus de créativité, il n’est pas interdit de rêver. Les francophones hors Québec savent bien que ce qui est proposé ci-haut ne le garantit pas une représentation. Alors je propose que l’on se tourne vers le modèle fédéral belge (ou puisque c’est d’actualité se pencher sur le système politique libanais).
Il est compliqué et je n’entrerai pas dans les détails mais disons que le fédéralisme belge s’agence autour de deux axes : un axe territorial et un axe communautaire, c’est-à-dire que des régions (la région wallonne, la région flamande et la région de Bruxelles-capitale) et des communautés (française, flamande et germanophone) sont considérées comme des entités fédérées.
Soyons modestes dans nos rêves puisque c’est l’air du temps, on ne rouvrira pas une grande négociation constitutionnelle au Canada pour adopter un tel modèle (même si ce serait l’idéal étant donné l’histoire de notre pays), contentons-nous de dire qu’il serait plus que pertinent d’adopter une forme simple de consociationalisme (c’est le terme barbare que nous, politicologues, utilisons pour définir des systèmes de partage de pouvoir dans des sociétés divisées) au Sénat.
Dans les faits, cela signifierait que l’on aurait un certain nombre de sièges automatiquement réservés pour les minorités constitutives (mais non territoriales) du Canada à savoir les francophones hors Québec et les Autochtones (Premières Nations, Inuits, et Métis). Grosso modo on pourrait imaginer, en ce qui concerne les francophones en situation minoritaire, le modèle suivant : un siège pour les Franco-Colombiens, un pour les Franco-Albertains, un pour les Fransaskois, deux pour les Franco-Manitobains, six pour les Acadiens (un pour l’Ile-du-Prince Édouard, un pour la Nouvelle-Écosse, un pour Terre-Neuve-et-Labrador, trois pour le Nouveau-Brunswick) et cinq pour les Franco-Ontariens. Chiffres qui correspondent grosso modo à une représentation démographique, un poids historique, et assurent une représentativité de tous. Je laisse le soin aux Autochtones de répartir les sièges entre les différentes nations.
Il y a un an, le premier ministre nommait une ministre des institutions démocratiques, à qui il donnait, en autres choses, la mission de réformer le Sénat. S’il semble acquis qu’aucune réforme d’envergure ne verra le jour lors du premier mandat, espérons que dans un avenir à moyen terme, les décideurs politiques prendront au sérieux la possibilité d’instaurer des formes de consociationalisme dans notre système politique afin que les francophones en situation minoritaire et les Autochtones puissent enfin avoir voix au chapitre, et que le Canada devienne vraiment un État postcolonial.
Aurélie Lacassagne est professeure agrégée en sciences politiques à l’Université Laurentienne.
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