Roda Muse, avocate de la justice sociale et de la condition féminine
[LA RENCONTRE D’ONFR+]
OTTAWA – Conseillère scolaire, fonctionnaire de l’innovation, leader communautaire et mentor infatigable, Roda Muse sera la prochaine secrétaire générale de la Commission canadienne de l’UNESCO, qui œuvre à la paix dans le monde, la réconciliation, l’équité et le développement durable. Une mission taillée sur mesure pour cette Franco-Ontarienne issue de la diversité, impliquée dans plusieurs projets et conseils d’administration clé.
« En quoi va consister votre nouveau rôle exactement à partir du 17 mai, jour de votre prise de fonction à la CCUNESCO?
J’exercerai un leadership dans la mise en œuvre des priorités de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture au Canada. Je serai là afin de promouvoir les actions de l’UNESCO en faveur de la paix, de réconciliation, de l’équité et du développement durable. Ça passe par le partage de connaissance, le dialogue, collaborer, mobiliser : ce sont des aspects qui m’attirent énormément car, tout au long de ma carrière, c’est ce que j’ai fait.
Pensez-vous pouvoir influencer le cours de choses, à ce poste, en termes de paix et d’équité au Canada, comme dans le monde?
L’UNESCO a une structure très particulière puisqu’elle livre ses priorités à travers près de 200 commissions nationales, dont fait partie la commission canadienne. L’influence va donc se faire de façon collaborative à travers les discussions, les réflexions, en tenant compte des travaux des membres de notre commission. Je ferai valoir ses contributions au niveau canadien, mais aussi sur la scène internationale.
Parmi les causes que défend l’UNESCO, lesquelles vous tiennent le plus à cœur?
D’abord la réconciliation. C’est important que, dès le plus jeune âge, on connaisse et on comprenne mieux l’histoire des autochtones et l’histoire coloniale. Il faut faire un travail de sensibilisation autour cette histoire commune. Ensuite, les inégalités. Tout à coup, avec la pandémie, on a fait un bond énorme dans un monde virtuel qui a creusé les inégalités et changé la nature du travail. Les communautés racialisées et les femmes sont les premières à avoir perdu là-dedans. On doit réfléchir à comment apporter des solutions. Enfin, la jeunesse! Notre avenir en dépend. Une société dont la jeunesse est informée et capable de participer à son développement est une société qui investit dans son avenir.
On pourrait en dire tout autant de la place des femmes. En quoi jouent-elles un rôle moteur, selon vous?
Je suis convaincue que les femmes sont les piliers de la société. Quand on crée des conditions égales entre hommes et femmes, ça fait en sorte que la société profite de cela dans son ensemble. On a vu, hélas, qu’avec la pandémie elles ont bien souvent été obligées de s’occuper des enfants à la maison et prendre des congés non payés. À la perte d’emploi s’est ajoutée la charge de travail. Le budget fédéral est en train de considérer des frais de garderie accessibles et de corriger cela, mais c’est tardif quand on voit au Québec que le système de garderie universelle existe depuis des années.
On retrouve cette sensibilité dans votre combat contre les injustices raciales. Quels progrès la société canadienne doit réaliser pour valoriser ses minorités?
Je suis très préoccupée par le fait que ça n’avance pas vite pour les communautés racialisées. On ne pas avoir une société polarisée à cause des inégalités sociales et des idéologies racistes et à avoir en même temps une société en paix. Voir des gens discriminés juste pour leur couleur est inacceptable. Même chose pour les peuples autochtones. Il faut qu’on sache ce qu’ils ont subi et que le patrimoine canadien soit ancré dans patrimoine autochtone. Quand on regarde les organisations, plus ça monte moins on voit de minorités raciales. Pour les femmes, c’est pareil.
Puisez-vous cette aversion pour les inégalités et cette passion pour le potentiel humain dans votre parcours de femme immigrante?
Je viens de Djibouti, un petit pays francophone situé dans un point stratégique (sur la Corne de l’Afrique, aux portes de la mer Rouge), avec un potentiel de réussite incroyable, mais où les inégalités sont vives, où la liberté de la presse n’est pas là, par exemple. C’est un pays qui saigne : tous les talents le fuient pour chercher des opportunités ailleurs. Ce sont des gens brillants et diplômés que l’on retrouve partout dans le monde à des postes hauts placés : des physiciens, des leaders, des enseignants… Dans bien des pays, c’est le népotisme qui fait avancer les choses et je ne crois pas au népotisme. Je crois aux compétences et au potentiel de tout le monde.
Pour fuir ce népotisme, réaliser vos rêves, vous avez choisi le Canada. Pour quelles raisons?
J’ai choisi le Canada car c’est un pays d’immigration. J’aime la place qu’on donne aux gens ici et l’accès aux opportunités. Je suis arrivée diplômée et j’ai eu la chance de côtoyer des gens qui ont eu confiance en moi, ont repéré mes compétences et m’ont accompagnée. J’ai bâti un réseau et j’ai avancé comme cela. J’ai saisi l’importance du jumelage, du mentoring. Ça m’a touchée et donné l’envie de faire une différence.
Dans quels domaines avez-vous fait cette différence?
J’ai travaillé dans le domaine de l’alphabétisation pour les femmes. J’ai été enseignante à La Cité collégiale. J’ai aussi monté une organisation : le Centre d’intégration de formation et de développement économique dans laquelle on a beaucoup travaillé au niveau des entreprises sociales, de l’intégration milieu du travail et l’équité en matière d’emploi.
J’ai travaillé pour Patrimoine canadien à Toronto comme agente de programme de langues officielles, au contact d’organisations francophones locales et provinciales. Au sein d’Industrie Canada, j’ai élaboré les lignes directrices pour livrer les programmes liés au Plan Dion [Plan d’action pour les langues officielles de 2003] partagées à travers tout le pays. J’ai aussi été directrice régionale de Condition féminine Canada, puis gestionnaire de développement économique des communautés de langues officielles en situation minoritaire, à Industrie Canada, où j’ai planché sur des dossiers très intéressants comme l’innovation sociale ou plus récemment le volet rapide de la large bande universelle dans les zones rurales.
Parmi toutes ces expériences, de quel projet êtes-vous la plus fière?
Une des choses dont je suis la plus fière est d’avoir implanté, au ministère de l’Innovation, une lentille pour que tous nos processus et politiques tiennent compte des besoins des communautés de langue officielle en situation minoritaire. Les « filtres de langues officielles » ont été repris par d’autres ministères et sont devenus un réflexe car on a convaincu les fonctionnaires que c’était un processus gagnant-gagnant pour les fonctionnaires et les communautés.
En plus d’être conseillère scolaire, vous siégez sur plusieurs conseils d’administration (Hôpital Montfort, La Cité, Centre Jules-Léger). Où trouvez-vous le temps de vous y consacrer?
Mon fil conducteur dans tout ça, c’est le service au public. J’y vais, je fonce, j’apprends, je réponds à un besoin du moment, j’influence, j’exécute.
Est-ce que la création d’Acacia, une fondation mise sur pied à partir de rien, illustre cette mentalité?
Oui. C’est un de mes premiers projets. Nous étions un petit groupe de femmes noires qui voulaient faire quelque chose pour leurs jeunes. À chaque fois qu’il se créait une structure pour les jeunes noirs, en général, c’était tourné vers la prévention du crime, les jeunes à risques. À côté, les autres organismes d’action pour la jeunesse donnaient dans le leadership et l’excellence. Alors on a voulu casser ce narratif pour montrer que les jeunes noirs ont le même potentiel que les autres. On a créé nos propres programmes de mentorat pour les sortir de cette spirale et leur donner les mêmes chances de réussir que les autres.
La communauté franco-ontarienne pourrait-elle devenir un leader, un modèle, dans cette lutte contre les inégalités et pour la justice sociale?
Ça ne tient qu’à elle. Il y a de la place pour tout le monde, d’autant qu’en milieu minoritaire, c’est une question du survie, et de rayonnement. Ce qui est fabuleux, c’est que nous avons la chance de parler, de se comprendre, mais aussi de vivre en français, en bénéficiant de nos institutions : les conseils scolaires, l’Hôpital Montfort, etc. La francophonie c’est un mode de vie, mais c’est aussi des barrières pour beaucoup. Il faut plus intégrer dans tous les domaines. Ça commence par les enseignants qui viennent de communautés diverses. On parle de pénurie, mais combien sont qualifiés et restent suppléants? Certains sont certifiés, mais n’ont jamais la chance d’enseigner. La communauté a toutes les cartes en main pour ouvrir ses portes et continuer à maintenir ses institutions et, par ricochet, la vie en français. »
[LES DATES-CLÉS DE RODA MUSE]
1965 : Naissance à Djibouti
1994 : Immigre au Canada
2000 : Entrée dans la fonction publique
2017 : Devient conseillère scolaire au Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario
2021 : Nommée secrétaire générale de la Commission canadienne de l’UNESCO
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.