Signes religieux : « Quebec bashing » annoncé à Toronto
TORONTO – Alors que le gouvernement québécois est sur le point de dévoiler son projet de loi sur la laïcité, de nombreux observateurs prédisent une nouvelle levée de boucliers dans les médias du Canada anglais. Regards croisés torontois sur une incompréhension mutuelle aux racines profondes.
Robyn Urback a lancé le bal, au cours des derniers jours. « Le message est clair dans le contexte où le Québec ressent une angoisse constante face à l’immigration et la diversité. Une province obsédée par la protection de sa langue et de sa culture ne rédige pas un projet de loi pour éliminer du secteur public les petites croix dans le cou des enseignants », écrivait la chroniqueuse de CBC, affirmant que les décisions du gouvernement Legault comporte un « sous-discours xénophobe ».
Au Québec, le chef bloquiste Yves-François Blanchet a réagi en affirmant qu’il s’agissait d’une autre attaque contre le Québec. Plusieurs chroniqueurs se sont aussi emparés de la patate chaude. « Ça échappe au Canada anglais. Elle a fait un papier plein de lieux communs et d’attaques. Les anglais ne comprennent pas comment le Québec était christianisé, on était une sorte de république chrétienne », a lancé le chroniqueur du 98,5 FM, Patrick Lagacé, lors de son intervention matinale, mardi, sur les ondes montréalaises.
Le directeur de l’École bilingue des Affaires publiques du Collège universitaire Glendon à Toronto, Francis Garon, le prédit : ce n’est qu’un début.
« C’est sûr que ça va attirer son lot de bashing dans les médias du Canada anglais. Si on se fie au passé, ça va susciter des réactions fortes. Pourquoi? Car, ça permet aux Canadiens anglais de se comparer avantageusement à un autre groupe. Ils vont se dire : « Eux sont intolérants, nous on est ouverts et tolérants ». Ça permet au Canada anglais de se positionner comme ouvert », affirme le politologue, installé dans la Ville reine depuis plus d’une décennie.
Spécialisé en politiques publiques, particulièrement celles qui concernent l’immigration et le multiculturalisme, il a mené des recherches sur le clivage médiatique entre le Québec et le Rest of Canada sur cette question.
« L’ancrage principal des médias anglophones, c’est que le Québec est intolérant, xénophobe, même raciste » – Francis Garon, École des Affaires publiques de Glendon
En annonçant qu’il compte interdire le port de signes religieux aux enseignants, aux directeurs d’école et à tous les employés de l’État qui portent une arme, le Québec s’expose lui-même aux critiques, pense au contraire Martin Regg Cohn, chroniqueur politique vedette du Toronto Star, le quotidien le plus lu de la Ville reine.
« On ne peut pas ignorer les critiques qui sont pertinentes dans ce dossier. Oui, les médias simplifient les dossiers ou critiquent trop cruellement, par moment. Mais si les médias anglo-canadiens ont une perspective sur la tolérance et la diversité, on ne doit pas rejeter 100 % de leurs critiques », argue-t-il. « Ça existe le Quebec bashing, mais le bashing contre le Canada anglais à partir du Québec, aussi », renchérit-il.
« Les minorités doivent être respectées et les francophones du Québec devraient particulièrement bien connaître ce principe » – Martin Regg Cohn, chroniqueur au Toronto Star
Selon lui, le gouvernement québécois fait fausse route. « Ce n’est pas que Legault est raciste, mais comme le Parti québécois, il est prêt à exploiter la politique d’identité d’une façon que je trouve intolérante. Le fait qu’il tente autant d’avoir l’appui du Parti québécois pour montrer qu’il a une majorité, me dérange. Les questions de droits humains ne doivent pas se régler à majorité, mais par consensus », tranche-t-il.
Intégration des immigrants : les deux solitudes
Ce n’est pas d’hier que les décisions du Québec font parler dans la presse anglophone. « Ils se plaignent et gémissent et endommagent notre économie. Ils complotent et combinent et rêvent de créer un État ethnocentrique francophone […] Ils irritent les Canadiens anglais pour aider leur cause. Ils sont, en un mot, méprisables », écrivait en 1996, Diane Francis, dans ce qui était alors l’influent journal financier Financial Post.
Chaque décision du Québec en matière d’immigration provoque une avalanche de chroniques dans les grands médias de Toronto et de commentaires sur les réseaux sociaux.
Il serait grand temps que les médias anglophones prennent le temps d’approfondir les tenants et aboutissants de ce dossier, sans jeter de l’huile sur le feu, croit Francis Garon.
« Je ne vois pas le jour où le Québec et l’Ontario vont s’entendre sur cette question » – Francis Garon, École des Affaires publiques de Glendon
« Il est temps d’apporter des nuances dans les médias du Canada anglais. Dans le Globe&Mail ou le National Post, on voit des généralisations, constamment. On parle du Québec et des Québécois comme un tout, où tout le monde pense pareil, sans parler des débats internes, des idées qui s’entrechoquent », observe-t-il.
Il demeure que le Québec et le reste du pays n’ont pas la même perspective sur le multiculturalisme et l’intégration des immigrants, confirme-t-il.
« Au Québec, l’intégration des immigrants s’appuie sur leur apprentissage du français. Le cadre général d’intégration est autour de la langue française, puis de l’adhésion à certaines valeurs propres au Québec, comme l’égalité homme/femme. Certains voient d’ailleurs qu’elle pourrait être menacée par certaines pratiques religieuses », dit-il.
« Dans le Canada anglais, tout passe par l’emploi et le respect de la loi. Les gouvernements dans le reste du Canada ne vont pas aller jouer dans les questions culturelles et religieuses. On laisse le processus social se faire et en cas de problème, il y aura un recours aux tribunaux. C’est une mosaïque avec plein de communautés qui coexistent, où on ne pense pas à leurs interactions entre elles », note-t-il.
Une lecture que partage Martin Regg Cohn. Si un policier torontois porte le turban sikh, il ne voit pas de situation où cela pourrait gêner un citoyen d’une autre religion, même si leurs pays d’origine peuvent être en conflit.
« Je ne suis pas croyant, mais je comprends le principe de laïcité. Mais je vois dans ma vie, la réalité. Il y a des principes et il y a la pratique. Les politiciens et les personnes devraient adopter un point de vue pratique concernant la religion. Vivre et laisser vivre. La cohabitation est un principe très pratique » – Martin Regg Cohn
Le chroniqueur du Toronto Star affirme que les Montréalais ont peut-être bien plus de points en commun avec les Torontois qu’ils aimeraient bien le penser.
« Il y a peut-être deux solitudes entre le Québec et le reste du Canada. Mais il y a aussi deux solitudes entre Montréal et le reste du Québec. Montréal et Toronto sont deux grandes villes internationales avec une histoire d’immigration et se ressemblent beaucoup », dit-il.
Des politiciens ontariens prudents
Mardi, les politiciens ontariens demeuraient prudents, à Queen’s Park, sur le cas du Québec. La ministre des Affaires francophones et procureure générale, Caroline Mulroney, qui a été abondamment critiquée de vouloir miser sur la clause nonobstant pour forcer la réduction du conseil municipal de Toronto, s’est faite avare de commentaires.
Après s’être dit mal à l’aise de commenter la question, la libérale Nathalie Des Rosiers a finalement décidé de se mouiller.
« Je n’ai pas changé d’avis », a lancé l’ancienne avocate principale de l’Association canadienne des libertés civiles. « C’est une politique qui discrimine notamment les femmes musulmanes sur leur capacité à entrer sur le marché du travail. C’est inutile », croit-elle.
« Le Québec, depuis longtemps, a vécu une période de religiosité intense. La réaction est une réaction de laïcité intense. L’Ontario n’a pas vécu les choses de la même façon. Donc, l’idée est que l’État peut tolérer plusieurs religions et que l’expression religieuse n’est pas différente de toute expression politique et qu’on doit accepter la multiplicité des expressions », affirme la députée libérale au sujet des différences historiques entre le Québec et l’Ontario.
Nathalie Des Rosiers dénonce, par ailleurs, vigoureusement l’utilisation possible de la clause nonobstant de la Charte des droits et libertés.
« C’est une mauvaise utilisation. C’est mauvais pour notre société que de l’utiliser », dit-elle.