Tous bilingues, les Franco-Ontariens?

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OTTAWA – La décision de Santé Canada d’autoriser la diffusion de produits étiquetés uniquement en anglais a provoqué un débat au sein de la francophonie ontarienne et canadienne. Pour défendre cette décision temporaire, certains insistent notamment que tous les Franco-Ontariens comprennent l’anglais. Mais est-ce vraiment le cas?

Quand elle a vu les commentaires qui ont suivi la décision de Santé Canada, Marie-Josée Leduc n’a pu s’empêcher d’avoir une pensée pour son grand-père, Fernand Bissonnette, aujourd’hui décédé.

« Mon grand-père avait une entreprise de machinerie agricole. Il vendait des tracteurs. Comme beaucoup de gens dans la région, il était bilingue et faisait affaire aussi bien avec des clients francophones qu’anglophones. Mais en vieillissant, il a commencé à avoir des problèmes de santé et c’est devenu beaucoup plus difficile », raconte cette résidente de Plantagenet, dans l’Est ontarien.

« Quand il allait voir le spécialiste qui ne parlait qu’anglais, il était toujours nerveux. Il m’a donc demandé de l’accompagner. C’était dur pour son orgueil, mais il voulait être sûr de bien comprendre. »

L’exemple du grand-père de Mme Leduc n’est pas un cas isolé, explique Suzanne Dupuis-Blanchard, directrice du Centre d’études du vieillissement, à l’Université de Moncton.

« Les études ont démontré que les aînés, en situation de stress ou lorsqu’ils souffrent de certaines maladies comme l’Alzheimer, la démence ou Parkinson, vont revenir à leur première langue apprise. »

La maladie, un élément d’explication

Pour autant, il ne faut pas forcément associer vieillissement et perte des capacités linguistiques, insiste Guy Proulx, directeur du Centre de santé cognitive du Collège universitaire Glendon.

« Un aîné ne perd pas forcément sa langue s’il n’est pas malade. Mais une maladie comme l’Alzheimer affecte les fonctions cognitives et langagières. Une personne qui a appris une seconde langue à l’âge adulte va alors plus facilement en perdre l’usage, car cette langue est moins enracinée. La langue maternelle, par définition, disparaît moins vite. »

L’autre élément dont il faut tenir compte, dit-il, c’est la pratique de la langue seconde.

« En l’utilisant moins souvent, notamment quand on cesse de travailler, on a plus de chance de la perdre vite. C’est exigeant d’être bilingue! »

Plus de 40 000 en Ontario

Selon le recensement de 2016, la province compte 40 045 personnes, soit 0,3 % de sa population, qui déclarent ne parler que le français. Un pourcentage très modeste, mais qui représente une réalité que connaît bien Marie-France Demers et qui n’est pas toujours lié à la maladie.

« Ma mère était enseignante à Hawkesbury et mon père mécanicien. Aucun d’eux ne parlait anglais. Chez nous, tout se passait en français. Quand il y avait un client anglophone, mon père pouvait toujours compter sur un de ses collègues pour l’aider. »

Ses parents ont pourtant vécu dans la région plus de 50 ans.

« Ça m’insulte quand on dit que ce n’est pas grave d’avoir que des étiquettes en anglais, parce que si ma mère était encore vivante aujourd’hui, elle ne pourrait comprendre que les pictogrammes! »

La maman de Louise Gratton fête ses 79 ans, cette année. Originaire de Lefaivre, cette Franco-Ontarienne, toujours très active et autonome, n’a, elle non plus, jamais parlé anglais.

Louise Gratton et ses parents, Annette et André Gratton. Gracieuseté

« Elle sait dire yes et toaster et ça se limite pas mal à ça », résume sa fille.

« On prend pour acquis que tout le monde est bilingue dans Prescott et Russell, mais ce n’est pas forcément le cas. Récemment, j’étais au Walmart, à Rockland. Le caissier, unilingue anglophone, a demandé à un client, qui devait avoir entre 70 et 80 ans, de reculer pour respecter la distanciation physique, mais il ne comprenait pas. Elle est où la sécurité pour ces gens-là si on ne communique avec eux qu’en anglais? »

Dans le Nord-Est de la province, Nathalie Venne-Bellefeuille acquiesce.

« Ce n’est pas parce qu’on est en Ontario qu’on parle tous anglais! Mes parents ne comprennent pas l’anglais et moi, je le parle très peu », raconte cette Franco-Ontarienne originaire de Verner.

Nathalie Venne Bellefeuille, originaire duNord-Est de la province. Gracieuseté

Dans son métier de serveuse, elle parvient à se faire comprendre, mais dans sa vie quotidienne, elle demande toujours le service en français.

« Ça m’ennuie de voir des francophones dire que ce n’est pas grave d’avoir juste des étiquettes en anglais. Ils devraient être derrière nous! »

Une réalité dans tout le Canada

Toutes les communautés francophones au Canada connaissent des cas de figure similaires. Selon Statistique Canada, 4 144 690 personnes au pays ne parlent que le français, soit 11,9 % de la population. À l’extérieur du Québec, 112 055 personnes se déclarent unilingues francophones.

« Il est faux de penser que tous les francophones hors Québec parlent anglais, même si en général, ils sont très bilingues », explique le directeur adjoint, diversité et statistique socioculturelle, à Statistique Canada, Jean-Pierre Corbeil.

« En Ontario, environ 10 000 personnes de 65 ans et plus sont unilingues françaises. On en retrouve aussi beaucoup au Nouveau-Brunswick. »

Une réalité dont témoigne Mme Dupuis-Blanchard, sur le terrain.

« Au Nouveau-Brunswick, il suffit d’aller dans le nord de la province ou dans les régions rurales pour le constater. Et même chez nos jeunes, beaucoup ne sont pas à l’aise de lire un texte en anglais. »

M. Corbeil explique ce phénomène par la rareté des contacts avec les anglophones dans certaines régions. Et il rappelle que cette situation touche aussi les nouveaux arrivants.

« Dans les provinces où il y a une immigration francophone internationale, les nouveaux arrivants aussi font face à cet enjeu. Beaucoup viennent de l’Afrique francophone et leur connaissance de l’anglais n’est pas toujours aussi forte. »

Pour la politologue de l’Université d’Ottawa, Linda Cardinal, l’argument sur le bilinguisme des francophones est « tendancieux ».

« On l’utilise pour ne pas respecter des droits constitutionnels. (…) On dirait qu’il n’y a que le Canada, pays référence en matière de langues officielles, pour adopter des lois linguistiques et ne pas les respecter par la suite. À quoi servent les plans d’urgence si ce n’est pas pour penser à ces situations, d’autant plus que c’est la deuxième fois qu’elle se produit. »