Actualité

Un an après l’élection de Trump : la nouvelle réalité des travailleurs transfrontaliers de Windsor

Le pont Ambassador relie Windsor, Ontario, à Détroit, Michigan, et surplombe la rivière Détroit. Photo : Canva

WINDSOR – Rencontre avec trois travailleurs transfrontaliers, qui vivent à Windsor et travaillent à Détroit, naviguant quotidiennement ou presque entre l’Ontario et le Michigan. Un an après l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche (5 novembre 2024), ils racontent les changements observés à la frontière. De leurs domaines respectifs, ingénierie, recherche, enseignement, et différents statuts légaux, leur expérience varie grandement allant d’une grande fluidité à des difficultés à traverser.

Jovin Mwizerwa a toujours travaillé aux États-Unis. Pourtant, cet ingénieur d’une grosse enseigne de l’industrie automobile vit à Windsor depuis une vingtaine d’années avec sa famille. Il y est d’ailleurs président de la communauté rwandaise.

Muni de son permis de travail, il traverse quotidiennement la frontière pour se rendre à Détroit, et conduit ensuite 45 minutes pour se rendre sur son lieu de travail.

« En 26 ans, je n’avais jamais entendu personne rencontrer de difficultés, à part quelques rares cas. D’ailleurs, avant dans la région, on ne se rendait pratiquement pas compte qu’il s’agissait de deux pays différents ».

Depuis la mise en place des tarifs douaniers, il rapporte ne pas avoir expérimenté d’obstacle particulier aux douanes, contrairement à certaines connaissances qui se sont plaintes de comportements plus sévères de la part des agents.

Jovin Mwizerwa nous rencontre au Centre communautaire francophone de Windsor. Photo : Sandra Padovani/ONFR

« Personnellement, je n’ai vu aucune différence. Quelques amis détenteurs de permis de travail les trouvent plus inquisiteurs. Ça reste avant tout une expérience individuelle », nuance-t-il.

Rien à voir pour lui avec l’après-tragédie du 11 septembre : « Il y avait des jours où je passais deux heures à attendre, et ce pendant des mois. Cette année était difficile, se souvient-il. J’avais pensé plusieurs fois à quitter mon emploi. On devait ouvrir les voitures, il y avait même des chiens. Mais d’un autre côté, cette sécurité ne nous déplaisait pas, on avait peur que le pont soit une cible. »

Si sa routine reste actuellement inchangée aux douanes, Jovin a toutefois observé une différence notable.

À la frontière, l’attente est beaucoup moins longue : « Sur le pont Ambassador, il y a toujours eu beaucoup de camions. Maintenant, il y en a visiblement moins. Mon temps d’attente a été réduit de moitié. J’attends rarement plus de 15 min, contre 30 minutes auparavant. Les vendredis, cela pouvait s’élever à 1h. C’en est même un peu inquiétant par rapport à l’état des échanges commerciaux entre les deux pays. »

Limiter les allers-retours

Guillaume Teasdale est lui professeur agrégé d’histoire et codirecteur du groupe de recherche sur l’histoire des Grands Lacs de l’Université de Windsor. Ses recherches s’attachent, entre autres, aux régions frontalières d’Amérique du Nord.

Un sujet d’étude qui lui aurait valu des suspicions de la part des douaniers américains.

« On me demande souvent d’aller faire des présentations aux États-Unis sur l’histoire de la région. J’en fais énormément depuis 2012. Souvent, ils me demandent si je suis payé pour ça. Une des dernières fois où je suis passé, ils ont fouillé ma voiture pendant que j’étais interrogé. »

« En tant que professeur, automatiquement on me colle l’étiquette d’un dissident de gauche qui essaie de laver le cerveau de nos étudiants. C’est insensé. »

D’ajouter que d’autres fois, cela s’est passé sans aucun encombre, dépendant grandement des personnes sur lesquelles on tombe.

« Mais quand on entend que des Canadiens se sont fait fouiller le téléphone et interdire l’entrée aux États-Unis, ça fait peur », témoigne-t-il.

Guillaume Teasdale dans son bureau du département d’histoire de l’Université de Windsor. Photo : Sandra Padovani/ONFR

« Je collabore beaucoup avec des collègues au Michigan. Le problème se pose quand on veut traverser la frontière pour organiser des événements. »

Le département d’histoire voulait monter un colloque avec une université du Michigan et de l’Ohio à l’Université de Windsor, portant sur l’histoire du Underground Railroad, les Afro-Américains, fuyant l’esclavage, et réfugiés au Canada et au Mexique.

« On comptait inviter 20 chercheurs du Mexique, des États-Unis et du Canada. Avec ce qui s’est passé dans les derniers mois (la guerre tarifaire), on a décidé de mettre le projet sur la glace. Parmi les chercheurs, certains n’ont pas la nationalité américaine. Le risque étant que, une fois sortis des États-Unis, ils ne puissent plus y rentrer. Les gens ne se sentent en effet plus en sécurité de traverser la frontière. »

M. Teasdale indique continuer à s’y rendre pour le travail, mais que ce climat d’insécurité l’incite à limiter les aller-retours dans sa vie personnelle avec sa famille, avec qui il ne part plus en vacances aux États-Unis.

Des réticences à traverser malgré la double nationalité

Towela Magai Okwudire est professeure de français dans un collège américain, la Roeper School à Birmingham, Michigan. Elle est aussi la fondatrice et directrice d’une école de langues en ligne dispensant des cours de français aux adultes américains et canadiens.

Longtemps résidente de Windsor à temps plein, elle vit depuis 2011 dans la banlieue de Détroit avec l’un de ses fils. Son deuxième étudie, lui, à l’Académie Ste-Cécile de Windsor où il habite la semaine avec ses grands-parents.

Détentrice d’une double nationalité canadienne et américaine, elle vient le chercher tous les vendredis et le ramène tous les lundis, en plus de naviguer des deux côtés de la frontière pour son travail.

Towela a remarqué une différence d’attitude notoire de la part des douaniers depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Les questions posées à la frontière et la lourdeur administrative lui rappellent d’ailleurs les années de pandémie.

Towela Magai Okwudire navigue chaque semaine des deux côtés de la frontière pour son travail et sa vie de famille. Photo : Sandra Padovani/ONFR

« Il y a plus de tensions des deux côtés, note celle-ci. Traverser, on ne peut pas vraiment le prendre pour acquis. Alors qu’avant, c’était sans réfléchir. »

« Un jour j’ai invité un groupe d’élèves et leurs parents américains à venir prendre part à un concours francophone à Windsor. Ils étaient très nerveux à l’idée d’avoir des difficultés à rentrer au Canada, mais tout autant à l’idée de ne pas pouvoir rentrer aux États-Unis, bien qu’ils en soient citoyens. »

En cause, l’angoisse d’être détenus pour le contenu de leurs téléphones cellulaires par exemple. Une angoisse qu’elle partage : « J’hésite à publier mes opinions politiques sur les réseaux sociaux pour cette même raison. »

L’enseignante explique qu’elle était une fois accompagnée de sa mère canadienne qu’elle avait invitée à venir assister à l’une de ses classes de français pour adultes à Détroit. Elles ont été retenues dans le bureau, les douaniers exigeant un permis d’études de sa mère retraitée.  

« Le scénario ne s’est pas reproduit, mais il faut faire attention parce que s’ils refusent ton entrée, ça reste dans ton dossier. Je m’assure toujours d’avoir tous mes papiers, mais désormais c’est une anxiété que je porte avec moi chaque fois que je traverse la frontière », conclut-elle, envisageant même de revenir vivre à Windsor pour de bon.

Article écrit avec l’aide à la recherche de Jacques-Normand Sauvé.