Zakary-Georges Gagné : l’importance d’une tribune intersectionnelle

[LA RENCONTRE D’ONFR+]

KINGSTON – Le 28 avril, Zakary-Georges Gagné est devenue la première personne autochtone, ainsi que la première personne issue de la diversité de genre, à remporter un prix Saphir par la Fondation franco-ontarienne. Cette travailleuse communautaire a rapidement fait sa place dans la région de Kingston et son nom résonne de plus en plus en Ontario français. À l’approche de la journée internationale contre l’homophobie et la transphobie (17 mai), la présidente de FrancoQueer nous parle d’intersectionnalité, de vivre ensemble et de comment la communauté francophone l’a rapidement « attrapée » à son arrivée en Ontario.

« Vous utilisez les pronoms, elle et il. Comment s’imbriquent-ils dans une conversation?

Ça dépend des individus. Le meilleur truc, c’est de demander. La plupart du temps, lorsqu’il y a deux pronoms, c’est en alternance. En français, souvent, les gens vont aussi accompagner leurs pronoms d’une précision d’accords (en alternance, neutres, féminins ou masculins).

Moi, je recommande à tout le monde d’utiliser seulement elle. Mais dès que je dis elle dans le milieu francophone, on pense que je suis une femme trans binaire, ce qui n’est pas mon identité. Je suis une personne transféminine non binaire.

Il y a des gens qui utilisent le pronom iel pour souligner cette non binarité. Moi, ce n’est pas quelque chose qui me parle.

Zakary-Georges Gagné se considère comme une personne transféminine non binaire. Gracieuseté

Quel est votre rapport avec le français, une langue binaire et coloniale, vous qui êtes également de la communauté crie?

C’est un rapport complexe. Ma transition sociale s’est faite plus rapidement dans mes cercles anglophones. Dès que j’ai appris l’option de pronom they / them, et que j’ai rencontré mes premières personnes non binaires, ça m’a donné quelque chose qui, finalement, feel OK avec moi. Surtout qu’en anglais, les titres et adjectifs n’ont pas de genre. C’est beaucoup plus fluide, et on ne me rappelle pas à chaque phrase comment on me perçoit.

Être non binaire en français devient parfois une barrière. On va se concentrer sur la politique derrière, comment me parler, plutôt que d’écouter ce que j’ai à dire.

À gauche, Isabelle Dasylva-Gill, Directrice générale
de la Société acadienne et francophone de l’Île – (SAF’Île) et à droite Zakary-Georges Gagné, au forum des leaders de la FCFA. Gracieuseté

Pour l’élément colonial, j’ai parfois l’impression de perdre mon temps à naviguer entre deux langues qui ne sont pas celles de mes ancêtres. Je crois fortement en la souveraineté autochtone. J’apprends tranquillement le cri. Mais le français est la langue que je parle. Je dois apprendre à naviguer avec les systèmes coloniaux.

Pouvez-vous nous dresser votre parcours de vie en quelques phrases?

Je suis née à Québec, en 1999. Toute jeune, je montrais déjà des préférences pour tout ce qu’on associe au féminin dans les comportements d’enfants. Heureusement, j’avais une famille qui me permettait d’explorer sans tabous. À 10 ans, j’ai fait mon coming out à ma famille, à ce moment-là, en tant que garçon homosexuel.

Au secondaire, j’ai essayé d’imiter mes camarades masculins. J’ai travaillé sur ma performance de masculinité pendant quatre à cinq ans, jusqu’à ce que je rencontre mes premières personnes non binaires et que j’en comprenne un peu plus sur la diversité de genre.

Au Cégep, j’ai étudié en commercialisation de la mode, mais il y avait quelque chose qui ne cliquait pas. J’avais été une bonne étudiante auparavant, et là mes notes descendaient, tout comme ma motivation. J’ai lâché pour travailler en facilitation avec des jeunes dans le milieu du plein air. On faisait de l’escalade, du canot, de la randonnée pédestre, etc.

J’ai adoré, mais la pandémie est arrivée. J’avais un appartement à Montréal, mais ce n’était vraiment pas un endroit facile pour vivre les confinements. Le 15 juin 2020, je suis allée à Kingston pour un souper. C’était une zone verte, donc ça bougeait beaucoup, il y avait du monde, des terrasses… c’est aussi une ville étudiante, avec beaucoup de jeunes. Ça m’a allumée. J’ai déménagé deux mois plus tard.

Je voulais vivre en anglais, avoir accès aux opportunités que l’anglais apporte. Mais quand j’ai été engagée à l’Association canadienne-française de l’Ontario pour la région des Mille-Îles et de Kingston (ACFO Mille-Îles), j’ai appris la valeur du français. J’ai appris que ce n’est pas tout le monde qui a accès à l’éducation ou à des services de santé en français.

Rencontre stratégique du CA de FrancoQueer, Octobre 2022, de gauche à droite : Benjamin Gonzalez, Viabhav Sharma, Tarek Elganainy, Hanane Abdelmadjid, Zakary-Georges Gagné, Arnaud Baudry, Michel Tremblay. Gracieuseté

Je pensais que je reniais ma francophonie en venant ici, mais ça n’a fait que la réaffirmer. À l’ACFO Mille-Îles, j’ai vu des francophones de partout qui se mettaient ensemble pour faire avancer la francophonie ici. Puis, je me suis demandé s’il y avait un coin francophone minoritaire queer. C’est là que j’ai trouvé FrancoQueer. Je me suis jointe au conseil d’administration, que je préside depuis septembre 2022.

Je suis vraiment fière de travailler à décentraliser FrancoQueer du Grand Toronto. Ça me tient à cœur, car je n’ai pas envie d’y vivre, mais j’ai envie de pouvoir vivre ma queerness en français aussi.

Avez-vous l’impression de pouvoir vivre pleinement votre identité intersectionnelle en public en Ontario?

Je dirais que j’ai le culot de le faire. Est-ce que je sens que je peux? Ça dépend dans quels espaces. Là où mes identités s’étirent le plus, c’est dans les espaces de plaidoyer, qu’ils soient queers, autochtones ou francophones.

Zakary-Georges Gagné et Ginette Petitpas Taylor, ministre des Langues officielles. Gracieuseté

L’intersectionnalité est un peu difficile à aller chercher, particulièrement dans les milieux de plaidoyer francophones. Parce que la francophonie est une communauté à fondement religieux, très colonial On porte en nous l’idée que les francophones sont les plus opprimés des opprimés. Et les francophones sont opprimés. Surtout quand on pense à la dignité d’une personne, qui parle une langue officielle de son pays. Elle devrait avoir accès à des services très rapidement. Ce n’est pas la réalité.

Mais l’exemple que j’utilise toujours, c’est que moi, quand je vais chercher des services de santé, la première question que je me pose, c’est : vais-je me faire respecter en tant que personne trans? Est-ce que mes problèmes de santé mentale vont être blâmés sur le fait que je suis autochtone? Est-ce que la personne qui va me servir va être capable de comprendre mes complexités, en termes de transition médicale, par exemple? Après toutes ces questions-là, je n’ai pas le privilège de me demander si je vais avoir des services en français.

Pensez-vous que le féminisme est plus inclusif aujourd’hui ou est-on encore dans un mouvement blanc et hétéronormatif?

Je pense qu’il y a de la volonté. Mais il y a une crainte enracinée, et ça prouve encore l’emprise que le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat ont sur nos mouvements. Tous ces systèmes bénéficient du fait qu’on se regarde toutes en se pointant du doigt. On a une expérience de dualité avec la masculinité et le patriarcat qui est très spécifique et peut contribuer aux efforts féministes.

La soirée Saphir de la Fondation Franco-ontarienne (FFO) reconnait l’excellence des femmes francophones en Ontario. Vous avez été la première personne issue de la diversité de genre à y gagner un prix. Comment avez-vous vécu ce moment?

C’est mon amie Ajà Besler, directrice générale de la Fondation Dialogue, qui m’a inscrite. Elle m’a demandé si j’étais à l’aise, car la FFO utilise un langage binaire. Ma réponse a automatiquement été oui. Je pense que la communauté franco-ontarienne a de bonnes intentions. On veut se tourner vers des gens au parcours atypique, mais on ne sait pas trop comment faire le premier pas. C’est souvent ce que j’entends en faisant du travail de consultation. Les gens veulent juste apprendre.

C’était stressant d’être présente dans l’espace physique, au début. Heureusement, ça a été une soirée super. J’ai eu des conversations avec des gens de la FFO qui veulent que ce ne soit pas juste un prix puis on se lave les mains et c’est terminé. C’est encourageant de savoir que ce n’est pas juste du travail de vitrine. Ce n’était pas : célébrons la transidentité de Zakary. C’était : célébrons Zakary. Ça m’a fait chaud au cœur.

Zakary-Georges Gagné est la première personne non-binaire à recevoir un prix Saphir depuis l’existence du gala. Crédit image : Jean-Jacques Ngandu

Vous êtes aussi la première personne autochtone à gagner un Saphir. Qu’est-ce que ça signifie pour vous?

C’est extrêmement important pour moi de représenter chaque facette de ma personne au sein des espaces francophones, et ce l’est encore plus dans des espaces où je suis la plupart du temps la seule à représenter certaines identités. Je suis autochtone et francophone, l’un ne va pas sans l’autre. Il faut réaliser que développer des relations avec des communautés autochtones, c’est nécessaire pour notre vitalité.

Êtes-vous consciente d’être peut-être le premier modèle pour certains jeunes?

Je dis souvent que j’ai l’impression de jouer à un jeu, que le croupier me donne des bonnes cartes et que je sais étonnamment comment les jouer. Je n’ai pas toujours le temps de m’arrêter et de réaliser.

Le manque de modèles, c’est frustrant. Surtout quand je pense à la culture autochtone, à la valeur que l’on donne aux aînés. Le fait que je n’aie pas la chance de me tourner vers des aîné.es franco-ontarien.nes trans, d’avoir des discussions avec elleux sur leurs expériences, c’est isolant. Je ne peux pas apprendre d’une autre personne avec un parcours similaire. Ça fait peur. Mais si j’ai cette plateforme-là, je vais la prendre du mieux que je peux.

Est-ce que ça aurait été possible pour vous d’exister sans être militante?

Si moi, je ne parle pas, qui d’autre va le faire? Si je ne m’affirme pas en tant que personne autochtone dans des communautés francophones, à qui ça va bénéficier? Je ne m’attendais pas à devenir militante, mais le besoin était là. Chaque personne trans que je connais dans la francophonie a, à un moment ou un autre, participé à un panel, ou a eu une entrevue pour parler de son expérience.

Quels autres sujets voudriez-vous aborder dans l’espace public?

Dure question, parce que je n’ai pas toujours l’occasion d’y réfléchir. Je suis une passionnée de collectivité. J’adore parler de comment nos communautés interagissent et se soutiennent. J’idolâtre les gens qui ne font pas de plaidoyers politiques, mais qui soutiennent les individus qui en ont le plus besoin. J’aurais envie de parler de comment les communautés queers connectent ensemble… mais là, est-ce que je retombe dans les mêmes sujets?

Congrès des membres du Conseil Québécois LGBT, novembre 2022, avec l’activiste trans, Celeste Trianon. Gracieuseté

Que peut-on faire pour être un bon allié?

Il y a une différence entre comprendre et respecter. Souvent, les gens veulent connaître toutes les lettres de l’acronyme, l’histoire des communautés, savoir comment je me sens opprimée… Ce sont des apprentissages importants. Mais ce qui l’est encore plus, c’est juste de laisser à chacun et chacune son autodétermination.

Vous avez parlé de l’acronyme… On ne voit pas toujours le même. Lequel est le bon, selon vous?

Je ne suis pas la bonne personne pour le dire. Quand je parle au nom d’une organisation, j’utilise l’acronyme qu’elle préconise. Quand je parle pour moi, j’utilise 2SLGBTQIA+. On se penche sur le + pour que tout le monde ait une représentativité quelconque. Mais je ne dirai jamais à quelqu’un de changer son acronyme.

Qu’est-ce que le réseau Enchanté et quel est votre rôle au sein de cet organisme?

C’est le plus grand réseau d’organisations 2SLGBTQI+ au Canada. Ça regroupe plus de 200 membres organisationnels qui font de la prévention ou du soutien aux personnes atteintes du VIH/sida, des collectivités deux-esprits, des collectifs trans, plein d’organisations diverses.

Je suis coordonnatrice à l’engagement francophone. Je travaille avec la cinquantaine de membres qui desservent les francophones pour représenter leurs réalités au sein de l’organisme et auprès de nos partenaires.

Vous avez remporté un Outstanding Artwork au festival Juvenis de Kingston en 2022. Qu’est-ce que c’est?

Juvenis est un festival d’art multidisciplinaire par et pour les jeunes. J’ai gagné ce prix pour un collage physique sur bois. Cette année, j’ai exposé mon art dans une exposition pop-up au centre-ville de Kingston. C’est un autre aspect de ma pratique professionnelle.

Exposition L’Annuel, Université du Québec à Montréal, mai 2023. Gracieuseté

Dans le podcast Les Francos oublié.es, vous avez mentionné que dans les communautés autochtones, il y a aussi de la discrimination entre francophones et anglophones. Comment le vivez-vous de l’intérieur?

C’est difficile de dire exactement pourquoi c’est là. Il y a un point de vue comme quoi les francophones étant la minorité au Canada, c’est comme s’ils avaient moins résisté au système colonial. Il n’y a pas de logique historique, mais ça fait partie de nos communautés. Ça a sûrement des racines au sein des écoles résidentielles. Mais il y a plein d’autochtones anglophones qui ne voient pas ça comme ça et qui voient même une valeur dans cette dualité linguistique.

Finalement, chaque cercle a sa lutte principale, et c’est difficile de garder l’intersectionnalité en tête…

Ça mène parfois à des conflits moraux. Il y a une partie de moi qui était vraiment heureuse de gagner le prix Saphir. Mais quand je regarde la description qui parle de communauté franco-ontarienne, il y a une partie de moi qui trouve ça confrontant. Ça me fait me demander ce que je fais pour soutenir les communautés autochtones.

Je ne fais pas tout ça en tant qu’individu. Je le fais pour une collectivité plus saine et sécuritaire. C’est la même chose pour le concept d’allié. On ne doit pas juste penser à comment une personne peut l’être. Il doit y avoir une imputabilité en tant que communauté, pour qu’on soit alliés tous ensemble. »


LES DATES-CLÉS DE ZAKARY-GEORGES GAGNÉ :

1999 : Naissance à Québec

2012 : Premier coming out queer

2018 : Commence à travailler dans le secteur communautaire

2020 : Déménage à Kingston et commence à travailler à l’ACFO Mille-Îles

2021 : Se joint au CA de FrancoQueer, dont elle deviendra vice-présidente

2022 : Devient la coordonnatrice à l’engagement francophone du réseau Enchanté

2023 : Récipiendaire du prix Coup de cœur de la soirée Saphir

Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.