Itinérants francophones laissés à eux-mêmes à Toronto
TORONTO – À en croire les organismes d’aide, les itinérants francophones sont à peu près inexistants dans les rues de la plus grande ville du pays, Toronto. Pourtant, depuis quatre ans, le journaliste Étienne Fortin-Gauthier en a croisé des dizaines. Des observations confirmées par de nouvelles données de la Ville de Toronto. Aujourd’hui, il partage le récit d’une population précaire, en souffrance et, bien souvent, laissée à elle-même.
« Câliss! Tabarnak! », crie sans cesse un jeune homme dans la vingtaine, à Dundas Square. Le Québécois d’origine est en pleine crise de colère et hurle à tue-tête, à l’une des intersections les plus fréquentées de la Ville reine. Les passants tournent la tête, tentant de l’ignorer. En ouvrant la discussion avec lui, on apprend qu’il vient de Québec. Il dit passer une mauvaise journée, ne veut pas d’aide.
Rencontré à nouveau quelques jours plus tard, Rick révèle ne pas parler anglais. Il dit ne pas recevoir d’aide d’intervenant de rue. Il est agité et il est difficile d’échanger avec lui.
À quelques pas de là, Steve, lui, est à la recherche d’objets dans les poubelles qui pourraient lui apporter quelques dollars. Aussi originaire de Québec, il est à Toronto depuis une quinzaine d’années.
« Peanut butter. Yes. No. Hamburger. C’est les seuls mots que je connaissais en anglais quand je suis arrivé! », lance l’homme, aux traits tirés. « Je ramasse des bouteilles et différents objets dans la journée. J’ai un monsieur qui m’achète ça, notamment des vieux magazines. Depuis 19 ans, je couche dehors, car ma première année, j’ai été piqué par des punaises de lit dans les refuges », confie l’homme dans la quarantaine.
Steve affirme que dans les rues de Toronto, les itinérants francophones sont étonnamment nombreux. « Avant, on me surnommait le « french guy », mais maintenant, il y en a plein d’autres. Plusieurs partent du Québec, certains visent ensuite la Colombie-Britannique », dit-il.
Julie et Antoine s’inscrivent dans cette catégorie de jeunes sans domicile fixe à la recherche d’aventures. Les deux punks, d’à peine 20 ans, sont affaissés par terre sur la rue Yonge, entourés de leurs chiens. Julie vient d’une bonne famille d’un quartier cossu de Montréal, dit-elle. Elle étouffait, elle vit maintenant dans la rue, lâche-t-elle sans détour.
Antoine parle de leur séjour dans la Ville reine. En plus de ne pas parler l’anglais et de ne pas comprendre les intervenants de rue qui viennent les rencontrer, il évoque la dynamique avec les autres itinérants. « La game est rough à Toronto. Les gens prennent du crystal meth, c’est pas comme à Montréal. Ça rend les gens vraiment agressifs. On ne dort pu dans le centre-ville, on a trop peur », confie-t-il.
À l’autre spectre des âges, Richard, lui, dort chaque nuit dans le centre-ville. On le croisera aux alentours de minuit près du quartier des finances. « J’ai faim, j’ai terriblement faim », dit-il aux passants, en français. Un triste sort pour celui qui a déjà travaillé dans les cuisines du Château Frontenac. « J’ai perdu ma job, en 1977. Je m’en suis jamais remis », confie-t-il.
D’autres itinérants francophones rencontrés viennent de Montréal, de Calgary et de petites communautés autochtones, notamment du nord de l’Ontario et du Québec.
Des statistiques qui parlent
On dit des francophones qu’ils sont une minorité invisible. Car, il est bien difficile de distinguer un citoyen francophone d’un autre ayant une autre langue maternelle. Mais les chiffres ne trompent pas : il y aurait 622 000 Franco-Ontariens dans la province. Les itinérants francophones, eux, n’existeraient à peu près pas à Toronto. C’est du moins la réponse des organismes de charité et d’intervenants de rue, interrogés par ONFR+. « On en croise à l’occasion. Ils sont de passage », « rarement », « c’est anecdotique »… disent chacun d’eux.
Pourtant, la Ville de Toronto a effectué un dénombrement des itinérants, au printemps 2018. Et les autorités municipales ont eu l’idée de demander leur langue de préférence aux personnes dans le besoin. Le rapport révèle que 2 % des quelque 8000 itinérants de Toronto s’expriment en français, soit environ 160 personnes.
Le dénombrement s’est cependant déroulé au mois d’avril, ce qui ne permet pas de prendre la pleine mesure du nombre de Québécois itinérants, qui viennent séjourner dans la Ville reine, l’été, à en croire les témoignages des personnes vivant dans la rue interrogées.
Un refuge francophone demandé
Des itinérants rencontrés par ONFR+ ont confié ne pas se sentir confortables de séjourner dans les refuges en tant que francophone.
« J’ai de la misère à me démêler dans les refuges, je ne parle pas beaucoup anglais. J’ai de la misère, j’aime pas ça. C’est pas agréable pour moi », souligne Richard. « Parfois, il y a des travailleurs de rue qui viennent me voir. Je parle pas vraiment anglais. C’est pas facile de communiquer avec eux. Il y en a vraiment pas beaucoup qui parlent français », ajoute-t-il.
S’il avait d’abord mentionné les punaises de lits comme raison pour bouder les refuges, Steve corrigera plus tard le tir. « Si tu es le seul francophone, tu es dans la marde dans un refuge. Les employés s’en câlissent que tu ne comprennes pas. Il faudrait un refuge pour les francophones », lance-t-il.
Plusieurs itinérants, rencontrés par ONFR+, ont des troubles mentaux. Certains le disent, sans détour. « Je souffre de schizophrénie. Pourquoi est-ce que j’entends constamment des voix? », demande l’un d’entre eux. « Je suis à boutte, toujours seul, personne est là pour m’aider », confie un autre.
Les intervenants de rue qui les croisent peuvent-ils déceler cette détresse, sans parler leur langue?
« Quand on est dans une situation de vulnérabilité, notamment en raison de la santé mentale, les gens veulent s’exprimer dans leur langue. Il ne faut pas ajouter une autre barrière à toutes celles qu’ils sont en train de vivre », répond sans détour Florence Ngenzebuhoro, directrice du Centre francophone de Toronto (CFT).
Le CFT a une entente avec le centre communautaire de Parkdale, qui accueille des itinérants. Mais Florence Ngenzebuhoro affirme que rarement des clients leur sont référés. « On doit penser autrement et aller trouver les gens là où ils sont », admet-elle. « Nos institutions ne sont pas nécessairement accueillantes pour ces clientèles. Certains immeubles refusent même l’entrée des itinérants. Il faut créer des services de proximité », ajoute Mme Ngenzebuhoro.
Elle conçoit qu’il serait possible pour le CFT d’avoir un travailleur de rue spécialisé auprès de cette clientèle. « Mais il nous faudrait du financement pour avoir un travailleur de rue qui pourrait offrir des services en français. Actuellement, en santé mentale, par exemple, nos ressources sont à pleine capacité », se désole-t-elle.
Le directeur responsable du logement à l’organisme Dixon Hall Neighborhood constate un manque de personnel francophone pour aider les itinérants. Si lui parle français, personne dans son équipe de première ligne ne maîtrise la langue.
« Dans la rue, nous aidons des gens du Québec, des Franco-Ontariens… puis dans nos refuges des francophones de partout dans le monde », dit-il pourtant. « Il n’y a pas assez d’intervenants qui parlent le français », admet-il.
Il est d’ailleurs à la recherche d’intervenants de première ligne et invite les francophones ou personnes bilingues souhaitant travailler dans le domaine à le contacter. « Je suis prêt à les embaucher », lance-t-il.
Les noms de la plupart des intervenants ont été modifiés pour protéger leur identité. Certains ont cependant accepté que leur photo soit prise et leur prénom partagé.