Maïra Martin, la mission d’aider les femmes malgré la pandémie
[LA RENCONTRE D’ONFR+]
OTTAWA – La pandémie « célèbre » son premier anniversaire au Canada. Depuis un an, les confinements successifs ont compliqué la donne pour des millions de personnes. Les mesures d’isolement sont un défi supplémentaire pour les femmes en proie à des violences conjugales et sexuelles. C’est avec cette équation complexe que doit composer depuis mars 2020, la directrice générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes (AOCVF), Maïra Martin. En marge de la Journée internationale des droits des femmes ce lundi, rencontre avec cette féministe engagée.
« Comment va le moral pour vous et votre équipe, un an après le début de cette pandémie?
Ça a été une année compliquée, où il a fallu travailler différemment. On n’est pas un service direct de soutien aux femmes, donc nous avons fait le choix de travailler en télétravail. Ça nous a obligé à revoir certaines pratiques, tout en assurant la cohésion d’équipe.
AOCVF est de plus en plus présente dans l’espace franco-ontarien. Pour le public qui ne vous connaît pas encore, comment expliquer votre rôle?
C’est évidemment de sensibiliser le grand public à la violence faite aux femmes. En fait, AOCVF est l’organisme parapluie des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) francophones et des Maisons d’hébergement.
On ne reçoit pas de femmes dans nos services, mais on travaille sur la formation des intervenantes, la concertation, la sensibilisation, sur les revendications, et les défenses des droits. On touche aussi à la défense des services en français. En Ontario, il y a 90 Maisons d’hébergement, mais seules cinq sont francophones, et une quarantaine de CALACS dont neuf en français.
Outre un meilleur financement et possiblement la création de nouvelles Maisons, on travaille avec nos partenaires anglophones pour que les femmes francophones puissent tout de même être desservies si possible en français dans les centres anglophones.
Mais en quoi votre rôle diffère des CALACS par exemple et des Maisons d’hébergement?
Les CALACS travaillent avec l’aide des services externes en violence conjugale et sexuelle. C’est un travail d’intervention et de conseils, où ils vont faire des rencontres pour une éventuelle intervention. Ils vont appuyer les femmes dans leur démarche, mais aussi répondre à leurs besoins.
La Maison d’hébergement quant à elle est un peu le dernier recours. Ça peut être une femme qui est en grave danger, d’où le besoin d’être dans un endroit sécuritaire, ou bien des femmes qui souvent n’ont pas la capacité financière d’avoir un logement immédiat pour elle et leurs enfants. La Maison d’hébergement est là pour les mettre en sécurité en attendant un autre logement.
En quoi les différents confinements ont compliqué les choses?
On avait conscience que les femmes et les enfants étaient plus à risque. On a voulu sensibiliser les personnes de leur entourage à cette réalité, et à pousser ces personnes-là à ne pas perdre le contact, que ce soit un contact virtuel ou en présentiel. Il est important de briser l’isolement.
Aussi, il est important de faire passer les messages que les centres d’hébergement restaient ouverts, avec différentes mesures. Plus globalement, nous avons aidé les Maisons d’hébergements et les CALACS à s’organiser, en leur donnant toutes les informations dont ils avaient besoin.
Est-ce que les demandes d’aide de la part des femmes ont augmenté avec la pandémie?
Les services externes ont été plus demandés, notamment pour ceux qui travaillent en violence conjugale. Il y a eu plus d’appels dans les villes. Certains organismes ont eu tout de suite des hausses, d’autres ont eu une baisse de service. Cependant vers le milieu de l’année, les demandes sont remontées, et ont même dépassé le niveau de services de l’année précédente.
On se souvient que votre organisme avait plusieurs fois lancé un cri du cœur pour répondre au manque de financement. Est-ce que le problème est réglé?
Il y a un problème de financement et de sous-financement du secteur. Les budgets des organismes sont rarement revus à la hausse, et avec l’augmentation du coût de la vie, les organismes s’appauvrissent d’année en année, car le financement n’est pas réévalué. Cela pose des problèmes de recrutement pour les organismes.
Dans le cas des francophones, la hausse est trop faible pour engager bien souvent une nouvelle personne. Souvent, les gouvernements voient le même modèle pour tout le monde, sans comprendre l’impact positif qu’un financement réévalué pourrait avoir pour la communauté francophone en tenant compte d’une analyse différenciée de la langue.
On devine que beaucoup de femmes sont en situation de violence, mais sans faire appel à des services d’aide.
(Hésitation). C’est certain, et c’est une problématique. Lorsqu’une femme demande de l’aide, il faut déjà qu’elle ait fait un cheminement. Pour certaines, ça va prendre plusieurs années, et elles ne vont pas demander de l’aide pour différentes raisons.
Aussi, il y a certaines femmes, méconnaissantes des droits et des services. Les organismes locaux font beaucoup de travail de sensibilisation dans les régions pour que les femmes prennent conscience de ce qu’elles vivent.
Est-ce que la liste d’attente est longue pour avoir par exemple une place en Maison d’hébergement?
Je vais utiliser le mot « dramatique », parce dans la majorité des régions, les loyers sont très chers, et c’est extrêmement difficile d’obtenir des logements sociaux. Beaucoup de ces femmes sont pauvres, et elles n’ont pas la capacité de se payer un logement indépendant. Elles vont alors dans les Maisons d’hébergement, mais de ce fait, leur séjour peut durer longtemps.
Par ailleurs, la pandémie a apporté une autre difficulté. Beaucoup de Maisons d’hébergement ont dû réduire leur capacité. C’est difficile de faire une moyenne, car chaque Maison a une configuration différente. Il y a un modèle de Maisons avec des chambres et des salles de bains privées.
Mais d’autres Maisons sont construites selon des modèles partagés. Celles-ci ont dû réduire leur capacité de plusieurs lits.
Quelles sont les différents types de violence auxquels font face les femmes?
On fait la distinction de la violence conjugale et la violence à caractère sexuel. La violence conjugale est continue et se produit dans un couple, pas forcément marié, mais tout type de relation qu’on peut imaginer. La violence conjugale, c’est avant tout de la violence psychologique, où l’on est sous l’emprise d’un conjoint. Il y a aussi de la violence verbale, qui sont des insultes et du dénigrement, avec du rabaissement. Les femmes perdent l’estime d’elles-même, et se retrouvent enfermées là-dedans.
La violence à caractère sexuel peut-être au travail, mais aussi dans la rue, dans un groupe d’amis, et même dans la famille avec de l’inceste par exemple. Ce sont des mots, des commentaires, et par exemple des sifflements. Ça peut-être continu ou représenter un acte isolé.
Qu’est-ce que représente cette Journée internationale des droits des femmes pour vous?
C’est un peu toujours l’occasion de demander l’égalité. On s’est spécialisé, mais on ne peut pas parler de la violence sans parler de l’égalité homme-femme. Il faut complètement revoir la place des femmes dans la société. On ne peut pas mettre fin à la violence faite aux femmes, sans mettre fin au sexisme, aux inégalités salariales, économiques, et à la faible représentation des femmes dans les postes décisionnels. Il faut aussi revoir toute la notion de la femme dans la cellule familiale, où la femme est bien souvent cantonnée à l’éducation des enfants, et aux tâches domestiques.
Trois ans après, comment jugez-vous la portée du mouvement #MeToo?
Ça a aidé dans la publicisation pour briser encore plus les tabous. Rien qu’à mon échelle, il fallait avant courir après les journalistes. Maintenant, ils nous appellent. La nouvelle génération parle beaucoup plus du respect des femmes. J’ai espoir que les choses s’améliorent.
Il faut aller au-delà de la dénonciation et de la révolte, et maintenant, il faut des mesures concrètes et des solutions. « Monsieur tout le monde » a aussi un rôle à jouer, les parents, l’école, et tout le monde pour promouvoir cette égalité.
On connait très peu votre parcours. Comment vous d’origine française êtes vous arrivée à la tête d’AOCVF?
J’ai toujours eu une sensibilité pour la justice sociale. À la fin de mes études en France, j’ai eu l’occasion de travailler dans un organisme venant en aide aux femmes. En m’installant au Canada, j’ai eu d’autres expériences, mais j’avais toujours gardé la cause des femmes très à cœur.
En 2011, j’ai commencé à travailler pour AOCVF avec la campagne « Traçons les limites », laquelle voulait sensibiliser contre la violence à caractère sexuel. Quatre ans plus tard, j’ai été nommée comme directrice générale.
Comme je le dis souvent maintenant aux nouvelles employées : « Pour mettre la lumière sur les femmes, il faut enfiler une paire de lunettes féministe et commencer à prendre conscience de la situation. » Mon espoir, c’est que tout le monde, incluant les hommes, mette ses lunettes féministes. Ce n’est cependant pas un combat contre les hommes, nous refusons cette caricature.
Comment voyez-vous le monde qui s’ouvre désormais après la pandémie?
(Rires). La pandémie a encore accentué les inégalités. Maintenant, des rapports sortent sur les conséquences de la COVID-19. L’impact a été plus gros sur les femmes. Les gouvernements doivent prendre des mesures pour s’assurer de rattraper le retard pris. J’invite tout le monde à essayer d’aller plus loin. C’est le moment de vouloir un monde meilleur. On ne peut pas revenir en arrière. »
LES DATES-CLÉS DE MAÏRA MARTIN :
1981 : Naissance à Lyon (France)
2007 : Arrivée au Canada à Ottawa
2011 : Commence à travailler pour Action ontarienne contre la violence faite aux femmes
2015 : Prend la direction générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.