L’engagement bénévole de Marlène Thélusma Rémy salué de toutes parts
[LA RENCONTRE D’ONFR]
RICHMOND HILL – Port-au-Prince, Montréal, Toronto, Cornwall… Marlène Thélusma Rémy a fait plusieurs escales dans son périple universitaire qui l’a éloignée de son Haïti natal, perclu de secousses naturelles, sécuritaires et politiques qui déchirent sa population. L’implication communautaire de cette bénévole lui a valu ce samedi le Prix Florent-Lalonde remis au congrès annuel de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario.
« Que représente ce prix Florent-Lalonde qui récompense vos efforts pour la francophonie?
J’en suis honorée. C’est un prix que j’accepte avec beaucoup d’humilité. Ça me fait chaud au cœur car je suis très impliquée dans la collectivité francophone depuis que je suis arrivée au Canada. Que ce soit à Montréal, puis à Toronto, Hamilton et maintenant Cornwall, le français m’a toujours tenu à cœur.
Vous vous investissez notamment dans la francophonie plurielle à travers la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario (CNFO). Pourquoi ce choix?
J’en suis la scerétaire générale. Je trouve que la CNFO est un vecteur intéressant pour atteindre et faire une percée dans la communauté noire francophone hors Québec. Porter la voix de ces minorités passe par la motivation, la sensibilisation et une certaine prise de conscience, un éveil, des francophones noirs. On veut les inciter à prendre leur place. La Coalition a le potentiel de polariser cet élan. Beaucoup d’immigrants francophones d’ascendance africaine choisissent à leur arrivée en Ontario de vivre en anglais. Un de nos objectifs est de les aider à s’accrocher à la langue française.
Vous portez en partie votre attention sur la communauté haïtienne, très présente en Ontario. Avez-vous gardé des attaches avec votre pays d’origine? Comment soutenez-vous vos proches sur place dans le chaos sécuritaire actuel?
J’ai encore de la parenté en Haïti, dont un frère et ma plus jeune sœur. Grâce à Dieu, ils sont épargnés et peuvent vivre en sécurité, même si personne n’est vraiment à l’abri. C’est la foi qui nous permet de continuer à vivre. Mon mari et moi soutenons notre famille mais aussi d’autres personnes qui vivent en Haïti, par des transferts d’argent ou des containers de biens alimentaires.
Que vous inspire l’arrivée prochaine de policiers kenyans pour lutter contre la violence des gangs sur l’île, une mission soutenue par l’ONU?
C’est un petit pas qui entretient l’espoir d’un changement, mais en même temps, si on veut vraiment sortir par le haut, ça va prendre une prise de conscience de l’intérieur, une volonté farouche des Haïtiens de s’unir ensemble pour réussir, incluant la diaspora. C’est une situation si compliquée qu’elle requiert une unité nationale et internationale pour relever ce pays, le faire sortir du marasme et le mettre en position de s’autosuffire. Haïti revivra!
Haïti célèbrera 220 ans d’indépendance en janvier prochain…
En dépit de tout ce qui se passe en ce moment, ce 220e anniversaire est un accomplissement. C’est la première république noire de l’histoire et le premier pays d’Amérique latine à avoir réclamé son indépendance. Je suis fière de mes origines. Haïti a connu tellement d’épisodes de discrimination et d’exclusion vis-à-vis des autres nations! Si ce pays avait été considéré au même niveau que les autres pays francophones depuis son indépendance, il serait bien plus loin dans son développement qu’il ne l’est aujourd’hui.
Vous êtes également autrice. L’un de vos ouvrages s’intitule Contribution de la femme haïtienne à la construction et à la survie de son pays. Pourquoi croyez-vous aussi fermement au rôle de la femme en tant qu’actrice du changement dans la société haïtienne?
Quand j’étais petite, je voyais ma grand-mère, mes tantes et ma mère contribuer à la survie de la famille. Plus tard, quand j’ai étudié à l’Université, je me suis rendu compte que l’histoire ne nous parlait pas de l’apport de ces femmes et de leur rôle dans la lutte pour l’indépendance. Aujourd’hui encore, elles portent sur leurs épaules une grande partie de la survie économique d’Haïti. À travers ce livre qui explore les luttes menées par les femmes haïtiennes sur les champs de bataille comme au foyer, j’ai voulu que l’on reconnaisse leur statut d’héroïne dans l’indépendance du pays mais aussi dans le quotidien.
Vous avez enseigné les sciences sociales, la sociologie et la psychologie durant plus de 20 ans au Collège Boréal à Toronto. Que retenez-vous de cette expérience?
J’ai beaucoup aimé le fait d’être en mesure de transmettre mes savoirs. Ça a été une merveilleuse expérience, à tel point que je n’arrive plus à quitter complètement le collège. Même si j’ai pris ma retraite, je continue encore à apporter mon expertise au campus de Toronto dans le développement de programmes et j’ai gardé de très bonnes relations, y compris au sein des étudiants que je vois évoluer dans la vie active. Il n’y a rien que le collège fait sans que quelqu’un me tienne au courant (Rires).
Vous êtes la fondatrice de Kay Créole d’entraide et de services professionnels. Quelle est la mission de cette structure?
C’est un organisme à but non lucratif que mon mari et moi avons créé à Montréal, quand nous sommes arrivés au Canada. On voulait travailler avec les familles chrétiennes pour faciliter leur épanouissement, nous assurer de l’unité familiale et prévenir la délinquance juvénile. Par la suite, quand on a quitté Montréal pour Toronto, j’ai créé une branche de cet organisme qui s’est entourée de partenaires. Kay Créole est aujourd’hui présent à Toronto mais aussi Cornwall et London entre autres.
Les Haitiens qui fuient leur pays, empruntent majoritairement la route des États-Unis pour venir au Canada. Comment avez-vous vécu la crise du chemin Roxham en début d’année et le transfert de demandeurs d’asile vers l’Ontario?
Ça a été toute une épreuve pour de nombreux migrants et nous tous. La plupart des Haïtiens empruntaient ce passage. Certains ont été accueillis à Cornwall, d’autres à Niagara Falls. Kay Créole a collaboré avec les organisations locales comme SOFIFRAN à Welland qui font un travail d’inclusion et d’intégration extraordinaires.
Pourquoi avoir choisi le Canada et Montréal comme terre d’accueil en 1990?
Ce qui nous a poussés à franchir le pas, c’est quand mon mari a été persécuté par les militaires durant le coup d’État qui s’est produit à cette époque. On est parti au Canada, tandis que nos enfants étudiaient aux États-Unis. Quand nous nous sommes établis à Montréal, nous étions déjà « alignés » avec le Canada car j’y venais régulièrement pour donner des conférences et participer à des séminaires dans le cadre de mes recherches en psychologie, dans les années 1980. Je m’y suis facilement intégrée, surtout en aidant des organismes à but non lucratif oeuvrant pour les femmes, et j’ai continué des études universitaires dans cette ville.
Vos recherches universitaires vous ont ensuite menée à Toronto…
Je suis membre de l’équipe de recherche bilingue de l’Université métropolitaine de Toronto (ex-Ryerson) dirigée par la Dre Margareth Santos Zanchetta. Elle a établi une collaboration avec moi au niveau d’un programme délivré au Collège Boréal. On a jumelé ses étudiants de sciences infirmières à mes étudiants en travail social. On a aussi publié des revues. Je l’ai introduite à ma communauté pour faire des recherches et encadrer ces personnes marginalisées pour les aider à intégrer la collectivité francophone.
Vous aimez chanter du gospel depuis toujours. Que représente cette musique pour vous?
Oui et je chante encore! J’ai beaucoup de pièces écrites que je n’ai pas encore publiées. Je travaille actuellement sur l’une d’entre elles que j’ai écrite en 1989 lorsque j’ai découvert l’ampleur du sans-abrisme aux États-Unis, au Canada et en France, des pays riches que j’imaginais sans pauvreté quand j’étais jeune, avec mon regard haïtien. Le gospel, c’est plus qu’un genre musical, ça fait partie d’Haïti, de ses racines, de sa foi.
Vous êtes aussi très attachée au créole. Comment imaginez-vous l’avenir de cette langue parlée par 12 millions de personnes dans le monde et qui cohabite dans les Caraïbes avec les influences de l’anglais, de l’espagnol et du français?
Son avenir est assuré selon moi. Depuis que ce patois est devenu une langue officielle (en 1987, à côté du français) et une langue écrite avec sa grammaire, son lexique, son dictionnaire… il a pris une réelle envergure, un ancrage qui lui assure un avenir, même au-delà des frontières haïtiennes et caribéennes. Dans plusieurs villes américaines, le créole cohabite avec l’anglais et l’espagnol! »
LES DATES-CLÉS DE MARLÈNE THÉLUSMA RÉMY :
1952 : Naissance aux Cayes (Haïti)
1990 : Quitte Haïti et immigre à Montréal
2000 : Emménage à Toronto et devient professeure au Collège Boréal
2007 : Crée l’organisme Kay Créole d’entraide et de services professionnels
2008 : Publie Contribution de la femme haïtienne à la construction et la survie de son pays (L’Harmattan)
2023 : Reçoit le prix Florent-Lalonde de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario
Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.