À 50 ans, les éditions Prise de parole regardent vers l’avant
SUDBURY – La maison d’édition Prise de parole (PDP) a soufflé ses 50 bougies le 5 mai dernier. Un événement littéraire aura lieu à Sudbury ce samedi 13 mai pour souligner ce demi-siècle d’existence et lancer officiellement le recueil de poésie Lieux-dits.
C’est à la place des arts du Grand Sudbury que se tiendra le spectacle Lieux-dits. À l’invitation de l’éditrice et responsable des projets spéciaux chez PDP, Chloé Leduc-Bélanger, six femmes de lettres se sont exprimées en poèmes sur les enjeux du monde actuel, et sur « tout ce qui brûle dans le ventre des femmes quand elles écrivent », peut-on lire dans la description du recueil.
Suzanne Kemenang, Guylaine Tousignant, Miriam Cusson, Andrée Lacelle, Yolande Jimenez et Charlotte L’Orage seront présentes samedi pour cette mise en lecture de leurs poèmes. En entrevue avec ONFR+, la codirectrice générale et directrice de l’édition chez PDP, denise truax, promet aussi de raconter quelques anecdotes lors de cette soirée qui débutera à 17h.
Le recueil Lieux-dits fait écho à la toute première publication de Prise de parole. Lignes Signes était un recueil de poésie témoin de son époque, écrit par quatre étudiants de l’Université Laurentienne. C’est pour faire un clin d’œil à ces quatre hommes que Chloé Leduc-Bélanger a choisi une distribution entièrement féminine pour Lieux-Dits. Elle avait également le souci de représenter différentes générations, différentes cultures et différentes régions de l’Ontario.
Un peu d’histoire
La naissance de Prise de parole fait partie de ce grand mouvement artistique étudiant ayant eu lieu à l’Université Laurentienne au début des années 1970.
Gaston Tremblay, alors étudiant à la Laurentienne, recrute des camarades pour assister à des ateliers d’écriture qui seront donnés par le professeur de français Fernand Dorais. Le mentor accepte de guider les étudiants, à la condition qu’ils publient le fruit de leurs efforts. C’est ce qui sera fait, entre autres avec l’appui d’un autre professeur, Robert Dickson.
Lignes Signes réunit des textes Gaston Tremblay, Denis St-Jules, Placide Gaboury et Jean Lalonde. Ils voulaient lancer leur livre lors de la toute première Nuit sur l’étang, manifestation artistique majeure et multidisciplinaire, en mars 1973, mais ils n’étaient pas prêts. L’ouvrage est finalement lancé le 5 mai lors d’un congrès de l’ACFO régionale, aujourd’hui l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO).
Ensuite, Prise de parole avance lentement. Dans une édition spéciale de la revue Participe Présent de l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français (AAOF), publiée en avril 2023, Denis St-Jules se rappelle : « On se plaisait à dire que Prise de parole était la maison qui n’existait pas, pour se distinguer de celles, toutes québécoises, qui existaient, mais pas pour nous. »
La maison a finalement pignon sur rue en 1978. Gaston Tremblay en devient le directeur.
En 1988, denise truax est recrutée par Robert Dickson pour reprendre la direction générale. À ONFR+, elle explique avoir été charmée par cette envie de développer une littérature franco-ontarienne. « Pour la première fois, j’ai commencé à lire des choses qui me parlaient de mon milieu. »
Elle partage aujourd’hui la direction générale avec Stéphane Cormier. L’équipe de PDP compte deux autres éditrices, Chloé Leduc-Bélanger et Sonya Malaborza, qui s’occupe de l’antenne acadienne de la maison d’édition.
Des ouvrages marquants
PDP se concentre d’abord sur la poésie et les textes de théâtre, puis s’ouvre à d’autres genres, comme les romans. En 1980, La vengeance de l’Orignal de Doric Germain devient le premier best-seller franco-ontarien.
C’est à Robert Dickson que l’on doit la découverte de Patrice Desbiens, aujourd’hui reconnu comme l’un des plus grands poètes de l’Ontario français. Si son dernier recueil, Fa que, a récemment été publié aux éditions Mains libres, la plupart de ses œuvres sont parues chez Prise de parole.
En 1989, Le chien de Jean Marc Dalpé devient la première pièce de théâtre franco-ontarienne à remporter un prix du Gouverneur général. Le dramaturge a publié toutes ses œuvres chez PDP. La plus récente, Rome, est sortie en mars dernier.
Les femmes étaient peu présentes dans les premières années. Certaines d’entre elles ont tout de même marqué l’histoire, comme Hélène Brodeur avec sa trilogie historique Chroniques du Nouvel-Ontario, parue à partir de 1981.
Dans les années 1990, le recrutement de Marguerite Andersen, originaire d’Allemagne, symbolisait l’ouverture de PDP vers les auteurs venus d’ailleurs. Décédée à 97 ans l’an dernier, elle était considérée comme la doyenne de la littérature franco-ontarienne.
Questionnée à savoir comment fidéliser les auteurs, denise truax explique : « C’est un rapport de confiance. C’est un travail qui se fait avec beaucoup d’honnêteté, mais aussi d’humilité. Parce que la personne qui signe le livre, c’est l’auteur. »
Il faut donc juger de ce qui doit être corrigé, sans toucher au style ou à l’intention de l’auteur. « Ça veut aussi dire que la langue qu’il y a dans nos ouvrages, c’est la langue de chez nous. Mon travail est de veiller à une certaine norme, mais il faut aussi permettre que ça détonne. » Pour l’éditrice, pas question de se battre contre la volonté d’un auteur. « On travaille dans le même sens et c’est lui qui aura le dernier mot sur l’ouvrage qui va paraître. »
Ensemble, les œuvres publiées chez PDP ont remporté plus de 80 prix littéraires.
Solidaire, plus que compétitive
Au début des années 1990, d’autres joueurs veulent s’imposer en édition. « J’entendais dire que PDP était institutionnalisée, qu’on ne faisait plus rien d’innovant, qu’on était la maison de l’orignalitude, etc. Ça m’a surprise, car ce n’était pas l’image que j’avais », explique denise truax.
En 1993, la nouvelle maison d’édition du Nordir (qui n’existe plus aujourd’hui) publie un recueil satirique intitulé Les Franco-Ontariens et les cure-dents. « Ce petit ouvrage attaque, de manière assez frontale, uniquement des auteurs de PDP. Je n’en avais pas fait énormément de cas, mais les médias, qui aiment ces histoires-là, en avaient fait beaucoup de cas », se rappelle l’éditrice, qui rejette l’idée d’une compétition malsaine. « J’ai toujours voulu que PDP soit la meilleure maison d’édition, mais ça ne voulait pas dire qu’on était meilleurs contre les autres. Il y a toujours eu de la place pour tout le monde. »
denise truax a souvent fait preuve de solidarité envers ses pairs. Elle fait partie des membres fondateurs du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC). Elle est aussi derrière l’ouverture de PDP aux provinces de l’Atlantique, en 2001. Les Éditions d’Acadie venaient de fermer leurs portes, et les autres maisons du coin n’avaient pas les moyens de reprendre tous leurs auteurs. Autre signe de la camaraderie de PDP, on retrouve parmi les autrices de Lieux-dits la fondatrice des éditions Terre d’accueil, Suzanne Kemenang.
« Si on travaille tous ensemble à structurer le milieu, on va tous être plus forts, et le milieu va être plus fort. » denise truax
Un conflit de plus grande envergure a éclaté lorsque les éditions Guérin ont intégré de longs extraits de La vengeance de l’original à un de leurs manuels scolaires, sans demander les droits. PDP intente alors une poursuite contre Guérin, qui a dû lui accorder des droits punitifs après quatre ans de processus judiciaire.
Aujourd’hui et demain
En 2023, Prise de parole est toujours bien en selle dans le monde de l’édition franco-ontarienne. Selon denise truax, la base du métier est restée la même. Les changements se situent plutôt au niveau des technologies, des délais et coûts d’impression. L’arrivée des livres numériques ouvre un autre marché, mais qui reste marginal.
« On a permis à des gens de rêver le milieu. De le faire exister en poésie, en théâtre, dans les romans… de mettre en scène leur imaginaire et de s’assurer qu’il soit là pour la postérité. » – denise truax
PDP a le souci de faire plus de place aux femmes et aux auteurs autochtones. Ce dernier souhait existait déjà du temps de Robert Dickson, qui a assuré la toute première traduction d’un roman de Tomson Highway. Depuis quelques années, PDP a aussi ouvert les bras aux auteurs autochtones résidant au Québec. « Notre mandat est resté non québécois. Mais la conception de la géographie et des frontières est profondément différente chez les autochtones, et on accepte ça tout à fait. »
En plus de l’événement de samedi à Sudbury, le cinquantenaire de PDP sera souligné à Caraquet en juillet et à Montréal en septembre. L’équipe prépare aussi un projet de constellation, un recensement des gens ayant participé de près ou de loin à son histoire. C’est une maison d’édition aux reins solides qui poursuit sa mission pour les années à venir.