Accès à la justice en français : le gouvernement devant la Cour supérieure
TORONTO – La Cour supérieure de l’Ontario entend ce mercredi la cause d’un Franco-Ontarien dans un conflit qui l’oppose au gouvernement Ford. Responsable de la nomination des juges, le procureur général et le cabinet du premier ministre auraient ignoré les clauses linguistiques essentielles au fonctionnement des tribunaux ontariens dans les deux langues officielles. Le plaignant réclame l’instauration d’un quorum de juges bilingues. Le gouvernement tente d’obtenir une motion en radiation ou en rejet.
Si aucun verdict n’est attendu aujourd’hui – la décision de la Cour sera certainement prise en délibéré –, cette audience met en lumière l’immense défi que représente pour les Franco-Ontariens l’accès à la justice en français dans les différents tribunaux de la province, en particulier au sein du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO).
Les règles de procédure civile de cette instance permettent de participer à une audience en français et de déposer des documents en français, un droit en vigueur depuis 2021. Mais, dans les faits, le manque de décideurs capables d’entendre une cause et de considérer des éléments de preuve entièrement en français et sans l’aide d’un interprète, ne garantit pas que le règlement soit respecté.
Abdelmajid Rahmouni, enseignant de mathématiques et physique à Barrie, en a fait l’amère expérience. En attente d’une audience en français depuis plus deux ans et demi dans un litige qui l’oppose à l’Association des enseignantes et enseignants franco-ontariens (AEFO) – et dans lequel toutes les parties sont donc francophones –, ce justiciable a décidé de poursuivre le procureur général et le lieutenant-gouverneur de l’Ontario devant la Cour supérieure.
Il réclame la nomination et le maintien d’un quorum minimum de membres au sein du TDPO, capables d’entendre une cause, communiquer avec les parties et leurs avocats, considérer les éléments de preuve, et rédiger des motifs en français, sans l’aide d’un interprète.
« S’il n’y a personne pour comprendre le justiciable en français, sa participation en français est un droit qui ne veut plus rien dire », estime son avocat Me Pierre Lermusieaux.
« Le problème », dit-il, « c’est que le tribunal ne contrôle pas les nominations. Ce pouvoir repose le lieutenant-gouverneur de l’Ontario, s’appuyant sur les recommandations du procureur général. S’ils ne nomment pas des juges qualifiés et bilingues, le tribunal se retrouve défaillant en termes de ressources et de capacité institutionnelle à offrir le service en français qui est dû ».
Ce manquement mine non seulement l’accès en français à la justice mais aussi l’indépendance institutionnelle du tribunal vis-à-vis du gouvernement, ajoute-t-il.
Le gouvernement tente de faire annuler la cause
De son côté le gouvernement demande à la Cour une motion en radiation, arguant que cette action est une requête qui devrait être traitée par la Cour divisionnaire car elle s’attaque à une nomination en particulier. Joint par ONFR+, le bureau du procureur général n’a pas donné suite à nos sollicitations médiatiques, jugeant inapproprié tout commentaire sur une affaire en cours.
« Le but n’est pas de s’attaquer pas à tel ou tel décideur qui ne serait pas qualifié », réagit Me Lermusieaux, évoquant « des motifs douteux » dans l’espoir d’évacuer le débat sous-jacent sur l’effet juridique du paragraphe 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés.
« On ne s’attaque à personne en particulier mais au système en entier, au processus » – Me Pierre Lermusieaux, avocat
Selon l’avocat, l’alinéa 16(3) de la Charte fait de la nomination des juges un engagement solennel, constitutionnel, issu d’un contrat. Cet engagement contractuel entre le procureur général et le TDPO ne peut être abrogé et constitue un droit acquis à une audience entièrement en français devant tous les tribunaux de TDO.
« Ces clauses-là ne sont pas respectées. On ne s’attaque à personne en particulier mais au système en entier, au processus », rétorque-t-il. « Quand il soumet une liste au lieutenant-gouverneur de l’Ontario, le procureur général devrait avoir l’obligation de proposer un quorum de candidats dotés d’aptitudes linguistiques nécessaires. Si on ne fait rien, les dossiers en français seront en suspens. »
Une jurisprudence en matière d’indépendance des tribunaux
Ce n’est pas la première fois que des recours sont intentés en matière d’indépendance institutionnelle des tribunaux administratifs. En 2003, une affaire concernant le Tribunal canadien des droits de la personne est allée jusqu’en Cour suprême, cette dernière confirmant l’indépendance et concluant que certaines garanties devaient être maintenues comme un quorum minimum de décideurs dotés de capacités linguistiques nécessaires pour entendre une cause en français.
Au Nouveau-Brunswick, la Cour du banc de la reine a déterminé que la cour pouvait contrôler le pouvoir de nomination de la lieutenante gouverneur unilingue anglophone, une décision qui a de grandes chances d’être portée en appel.
La défense de M. Rahmouni s’appuie par ailleurs sur plusieurs textes législatifs, dont la Loi sur les services en français, le Code des droits de la personne dont une disposition confrère le pouvoir de nomination au gouvernement, ainsi que la Loi de 2009 sur la responsabilisation et la gouvernance des tribunaux décisionnels et les nominations à ces tribunaux, qui énonce certaines procédures pour la nomination de décideurs au sein de divers tribunaux administratifs, incluant celui des droits de la personne).
Le droit aux services en français devant les tribunaux en Ontario est quant à lui défini dans plusieurs lois incluant la Loi sur les services en français, la Loi sur les tribunaux judiciaires, le Code criminel ou encore la Charte canadienne des droits et libertés.
Mais la loi ne liste pas de façon exhaustive les critères qui devraient être considérés pour alimenter la décision du gouvernement lors des nominations. Le législateur aurait le pouvoir de modifier cet aspect.
L’alinéa 16(3) de la charte confère une valeur institutionnel aux engagement des règles de procédures en vigueur des tribunaux.
Dans un précédent, l’Hôpital Montfort avait perdu sa cause devant la Cour supérieure qui avait donné raison au gouvernement : il peut abroger unilatéralement une politique, sauf que la différence ici est qu’il s’agit d’un contrat avec une institution indépendante du gouvernement.
Sept arbitres bilingues capables d’offrir des services en français au TDPO
Selon les statistiques de Tribunaux décisionnels Ontario, 30 arbitres bilingues officient dans ses différentes instances, dont sept ont la capacité d’offrir des services en français au Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO). TDO n’a pas été en mesure de préciser les délais actuels d’attente, il assure « s’efforcer de fixer la première date d’audience dans les 180 jours qui suivent la date où la requête est prête à faire l’objet d’une audience ».
Il faut toutefois nuancer ce chiffre puisque certains arbitres sont conjointement nommés à d’autres tribunaux pour répondre aux normes en matière de services en français, ce qui complexifie le temps réel passé dans chaque tribunal pour chacun d’eux.
Les requêtes en français représentent un peu plus de 1 % du total des requêtes déposées au cours des deux dernières années, selon les données obtenues auprès de TDO.
« On a le droit d’être jugé et entendu de façon équitable » – Abdelmajid Rahmouni
« Je ne le fais pas seulement pour moi », confie M. Rahmouni, « mais pour tous les francophones de l’Ontario qui pourraient se retrouver dans cette situation. La différence de traitement et de temps d’attente entre les affaires anglophones et francophones n’est pas normal. On a le droit d’être jugé et entendu de façon équitable. J’ai confiance en cette cause juste et on a toutes les chances d’aller en profondeur ».