Audrey Debruyne, voix forte de Thunder Bay
[LA RENCONTRE D’ONFR+]
THUNDER BAY – Elle n’a pas sa langue dans sa poche, et le sait très bien. Au moment de la démarcher pour l’entrevue, Audrey Debruyne est en France. Elle aura tout de même 45 minutes à nous accorder. Comme à son habitude, elle sera sans concession. Le temps pour elle de revenir sur cette huitième année à Thunder Bay, loin de sa France natale, mais aussi de sa nomination récente pour l’Ordre de la Pléiade.
« Revenons justement pour commencer à cet Ordre de la Pléiade où vous étiez nommée en janvier avec François Bazinet (Finch), Réjeanne Bélisle-Massie (Haileybury), François Boileau (Toronto), Martin Lalonde (Tiny) et Anne Tennier (Hamilton).
J’avais des palpitations! J’avais oublié que mes collègues du Club culturel francophone (CCF) de Thunder Bay m’avaient nominée… J’avais le sentiment que mon cœur battait vite. Le fait d’être nominée avec François Boileau, le commissaire aux services en français, je me sens petite… J’ai toujours essayé de penser aux autres avant de penser à ma gueule, et pour une fois, c’était les autres qui mettaient en valeur mon implication.
En seulement sept ans, vous êtes devenue l’une des figures de proue de la francophonie à Thunder Bay. Comment l’explique-t-on?
Depuis mon arrivée, j’ai continué à être la même, d’être active, ouverte aux autres, ne pas faire des choses pour recevoir des prix et des médailles, mais avec l’impression d’agir pour la société et les autres. Je n’ai jamais été quelqu’un d’effacée. Au Canada, et en province anglophone, la question de valoriser le français, j’essaye de le faire au mieux.
Vous avez quitté Cergy-Pontoise dans la banlieue parisienne en 2012. Pourquoi avoir choisi le Canada?
J’ai un passif, car ma cousine est mariée avec un Américain-Canadien. Avant, elle vivait à Penetanguishene, et quand j’ai eu 18 ans, je suis venue tous les étés pendant trois ans pour lui rendre visite. Cela m’a marqué. En 2012, j’étais à l’aube de mes 35 ans, l’âge ultime pour demander un Permis Vacances-Travail (PVT). J’ai d’abord passé six mois à Rimouski au Québec. Je travaillais pour un centre artistique, mais je n’arrivais pas à faire ma place, je n’étais pas la cousine de… ou la copine de… J’étais ensuite graphiste pour Québecor, les trucs inutiles, les journaux-poubelles pendant trois mois.
J’ai alors postulé pour participer au Forum mondial de la langue française à Québec en 2012. Là, j’ai rencontré un prof cambodgien qui connaissait la langue et la culture française mieux que moi. Il m’a fait comprendre de la place de la langue française dans le monde, et qu’il ne fallait pas avoir peur de partager la langue française. Je n’arrivais pas au Canada avec l’idée de porter la langue française. Je me suis dit que je n’avais rien à faire au Québec, alors autant aller vers une population et des communautés où le français est minoritaire. J’ai commencé à postuler un peu partout, et l’Association des francophones du Nord-Ouest de l’Ontario (AFNOO) à Thunder Bay m’a répondu favorablement. J’ai donc commencé là comme chargée de projets communications.
Thunder Bay, ce n’est quand même pas Paris. Pourquoi ce choix?
Je voulais vraiment éviter Toronto, Montréal, Vancouver, et je cherchais les grands espaces. Quand tu regardes Thunder Bay sur la carte, tu te dis qu’il y a un lac, mais en fait c’est super moche! Ça s’améliore, mais j’ai appris que c’est une ville industrielle, que le développement touristique avait du retard. Il y a un côté un peu boisé certes, mais dans un guide touristique 2005-2010, on disait par exemple de ne pas s’arrêter à Thunder Bay, qu’il n’y avait rien à voir!
Comment s’est passée votre intégration à Thunder Bay?
Ce qui m’a beaucoup plu à l’AFNOO, c’était d’abord de raconter l’histoire des francophones du Nord-Ouest, ça m’a aidé à connaître la communauté. Avec mon accent, mon bien-parler français, ça a mis un an pour gagner la confiance des gens. D’un premier abord, j’ai été mieux accueillie par les anglophones que les francophones. Je suis alors vite rentrée au Club Canadien français où je suis devenue vice-présidente, et j’ai participé à la transition lorsqu’il a changé de nom pour devenir le Club culturel francophone.
Ça consiste à quoi ce travail au CCF? Rappelons que vous en êtes aujourd’hui la présidente.
Nous avons fait des partenariats bilingues pour la diffusion de films, de spectacles, et concerts… Oui, c’est bien de faire des soupers de Noël, d’avoir des cabanes à sucre, mais il faut faire des activités culturelles, créer des événements, faire des partenariats. J’ai amené le fait de consommer du fait francophone!
Comment jugez-vous la francophonie à Thunder Bay?
Elle est en train de ressortir de notre grenier, elle commence davantage à s’afficher. C’est vrai que c’est toujours les mêmes qu’on voit, la population est vieillissante. Il y a des écoles francophones, des écoles d’immersion, mais nous ne sommes pas capables d’offrir aux jeunes un espace après l’école. Il est difficile de faire vivre le français en dehors des milieux scolaires.
La francophonie survit à Thunder Bay, les gens ne se l’approprient pas. Angelle Brunelle ou encore Claudette Gleeson ont fait beaucoup, elles agissent encore, mais elles ont la cinquantaine. Si ces personnes ne sont plus là, qui prend la relève? C’est difficile de trouver des Canadiens qui s’impliquent. C’est en effet beaucoup d’immigrants qui arrivent à Thunder Bay et qui s’impliquent. Il ne faut toutefois pas les écœurer…
En 2015, vous avez quitté l’AFNOO et travaillez désormais pour le Conseil scolaire de district catholique des Aurores boréales. À quoi consistent vos taches?
Pendant deux ans, j’ai été responsable de la construction identitaire des élèves. Mon job était de donner des référents francophones et canadiens pour faire vivre la francophonie dans leurs écoles. Par exemple au moment des Jeux olympiques de Rio en 2016, dire qu’il y avait tel athlète franco-ontarien qui est parti dans une discipline, parler de la francophonie de manière canadienne ou internationale dans un événement comme le 25 septembre. Il fallait collecter de l’information et la retravailler pour ensuite la donner aux enseignants.
C’était d’abord difficile de faire sa place en tant que française qui pouvait en savoir plus, du fait de mon travail, que les Québécois ou les Franco-Ontariens. Il a bien fallu une année pour trouver ma place et faire valoir mes compétences. Je suis devenue ensuite agente de communication et de liaisons communautaire pour assister la directrice.
Vous voyez-vous au Canada dans les prochaines années?
Je pense que oui. J’ai acheté une maison, l’automne dernier. Mon conjoint a démarré une entreprise, c’est un nouveau challenge pour lui. On va voir comment ça marche pendant cinq ans. J’ai réussi à gérer le compromis du manque de culture de Thunder Bay avec des petites balades à Toronto, ou lorsque je vais en France!
Vous n’êtes pas encore citoyenne canadienne. Vous considérez-vous maintenant comme franco-ontarienne?
(Hésitation). Oui mais ça dépend pour qui. J’ai encore avec moi le livre d’Aurélie Lacassagne, où elle pose cette question, à savoir quand on devient franco-ontarien. Je me sens franco-ontarienne dans les chiffres, mais d’autres me disent sur les réseaux sociaux que non, je ne suis pas franco-ontarienne. Ouai, ça arrive souvent… Pour certaines personnes, de 40 ans et plus, je ne serai jamais franco-ontarienne, même si demain je deviens canadienne, et je serai toujours la Française, même si le passeport change.
C’est facile pour les institutions de mettre les gens dans le même paquet, mais on oublie de penser ce que les gens pensent. On nous met tout de suite l’étiquette franco-ontarienne!
Parlez-nous un peu du mouvement de La Résistance. Quelle est votre perception du mouvement à Thunder Bay, quatre mois après le déclenchement de la crise linguistique?
J’aurais aimé que l’AFNOO soit plus proactive! Elle attendait certes les directives de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), mais on aurait pu par exemple ouvrir une salle pour que les gens se rencontrent. Lors des manifestations le 1er décembre, on a eu deux rassemblements, un de 40 personnes, et un autre de 100 personnes, mais un total de seulement 140 personnes alors que 1 500 personnes sont identifiées comme francophone. À Marathon, ils étaient 80, alors qu’ils ne sont pas aussi nombreux en tant que francophones.
Pensez-vous que l’AFNOO est assez revendicative politiquement?
(Hésitation). Non… C’est propre… On s’éparpille… On manque de ranimer la flamme des francophones. Par exemple, on a fait la campagne Bonjour/Welcome, mais on a pas de francophones entrepreneurs. Occupons-nous d’abord des francophones ici, expliquons leurs comment faire des plaintes au Commissariat aux services en français. Pour que les francophones de souche découvrent leurs droits, l’impulsion devrait venir de l’AFNOO. Ça manque de pugnacité!
On dit que vous n’avez pas la langue dans votre poche. Ça vous joue des tours dès fois?
J’espère que mes copains de l’AFNOO ne vont pas faire la gueule en lisant l’entrevue (Rires). Au Canada, la joute verbale est parfois difficile à allumer, mais c’est vrai que je ferais mieux de tourner ma langue sept fois dans ma bouche avant de parler. »
LES DATES-CLÉS D’AUDREY DEBRUYNE :
1977 : Naissance à Paris (France)
1995 : Premier séjour au Canada à Pentanguishene
2003 : DESS Métiers du développement culturel, du patrimoine et du tourisme à l’Université de Cergy-Pontoise.
2012 : Arrivée au Canada d’abord à Rimouski, puis à Thunder Bay.
2015 : Commence à travailler au Conseil scolaire de district catholique des Aurores boréales
2019 : Récipiendaire de l’Ordre de la Pléiade
Chaque fin de semaine, #ONfr rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada