Body Ngoy sur les traces de l’histoire des Noirs au Canada
[LA RENCONTRE D’ONFR+]
OTTAWA – Inspiré par les mouvements antiracistes au Canada et à travers le monde, le bédéiste franco-ontarien Body Ngoy a décidé de retourner à la planche à dessin. En octobre, il publiera sa cinquième œuvre, intitulée Le Canadien.
« Vous travaillez sur un nouveau projet de bande dessinée, Le Canadien. Pouvez-vous nous en dire plus?
Cette bande dessinée racontera la conversation d’une fille avec son père au sujet de l’histoire des Noirs au Canada. Je voulais écrire une histoire intergénérationnelle avec un dialogue ouvert entre les deux protagonistes. On suivra leur voyage dans six villes canadiennes qui permettront d’aborder l’histoire de la communauté noire dans chacune d’entre elles, soit Ottawa, Montréal, Halifax, Calgary, Vancouver et Toronto. Mais on reviendra aussi en Afrique, car c’est le point de départ de la traite des Noirs.
Ça fait trois mois que je travaille là-dessus et si tout se passe bien, je devrais faire le lancement officiel à Paris, en octobre.
Pourquoi avoir choisi de faire le lancement d’une bande dessinée qui parle du Canada à Paris?
Je pense que cela démontrerait la présence de Canadiens noirs à l’international et que ça enverrait un message fort à toute la diaspora africaine à travers le monde qu’elle peut s’affirmer sans gêne comme française, belge, suisse…
Vous savez, après la publication de mon ouvrage, Le rêve canadien, quelqu’un a posté un commentaire pour dire que, dans la bande dessinée, il ne voyait qu’un seul « vrai » Canadien, sous-entendu un Caucasien. C’est un cas isolé, mais ça m’a marqué. Je veux casser cette image et faire de l’éducation.
Je me souviens aussi de mon séjour en Afrique du Sud, en 2010, où j’ai revu ma mère après 20 ans. Je la voyais me fixer, puis elle a fini par me demander pourquoi je portais une épinglette du Canada. Je lui ai répondu que j’étais très fier d’être Canadien depuis 1996, mais pour elle, c’était dur à concevoir, car en Afrique du Sud, il y a beaucoup de discrimination contre les Congolais et il est donc difficile de se sentir comme partie prenante du pays.
Quel est le lien entre cette bande dessinée et les autres sur lesquelles vous avez travaillé?
Dans Le rêve canadien, je voulais montrer le Canada comme une terre d’opportunités et de liberté, un endroit où on accueille bien les immigrants, même si on peut toujours faire mieux. Je voulais encourager les gens à aimer, connaître et servir le Canada.
Aujourd’hui, avec cette nouvelle bande dessinée, je poursuis ce travail d’éducation et de sensibilisation, tout en voulant que les gens s’affirment, qu’ils fassent partie de la solution.
Il y a donc toujours un message…
Oui, c’est très important pour moi. Je me considère comme un écrivain engagé. C’est mon implication communautaire qui m’a conduit à écrire. Ça m’a ouvert les yeux sur l’importance de sensibiliser les gens, même par la fiction.
Comment est née l’idée d’une telle bande dessinée?
C’est un peu un concours de circonstances. (Il réfléchit) Ça faisait quelque temps qu’avec la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario, nous insistions pour que les Noirs jouent un rôle plus important et fassent partie de la solution. On voit qu’il y a un éveil, depuis 1992, mais c’est surtout dans la communauté anglophone. Cette bande dessinée veut donc envoyer ce message-là.
De plus, le livre de John Saul, Mon pays métis, publié en 2008, et celui d’Amadou Ba, L’histoire oubliée de la contribution des esclaves et soldats noirs à l’édification du Canada, m’ont beaucoup influencé et ont fait naître mes arguments sur les valeurs canadiennes, via les valeurs autochtones, ce que je souligne dans toutes mes œuvres, y compris dans la prochaine, Le Canadien.
Je sentais que tout ça brûlait dans mon cœur et la mort de George Floyd, à Minneapolis, a été l’élément déclencheur à la création.
Comment avez-vous réagi à cet événement?
C’est vraiment venu me chercher, comme tous les Noirs à travers le monde, car c’est un problème commun. Qu’on le veuille ou non, on nous relie à cet événement, peu importe notre pays d’origine. Parce qu’on est noir, ça nous concerne et ça s’adresse à nous. Mais ça a été une colère positive, car elle m’a permis de créer.
Quelles sont, selon vous, les différences et les similitudes entre la situation ici, au Canada, et celle aux États-Unis?
Avec la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario, nous avons insisté pour dénoncer les actes racistes aux États-Unis, mais aussi au Canada.
Mais c’est moins fort et abordé différemment ici. Peu importe le gouvernement, par exemple, il y a une ouverture à la diversité au Canada et on sent que les gouvernements veulent investir dans des solutions. Ici, les gens n’aiment pas l’injustice et on les voit parfois réagir avant même les communautés concernées. Pendant les manifestations ici, ce n’était d’ailleurs pas que des Noirs qui se sont déplacés. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il reste du travail à faire, nous devons préparer un dialogue.
Vous êtes arrivé au Canada en 1992. Avez-vous vécu ces problèmes de racisme?
Je suis quelqu’un de très positif, alors je n’ai jamais voulu m’attarder à ça. Mais oui, bien sûr, j’ai vécu de mauvaises expériences, dans les commentaires, mais aussi dans le non verbal. Par exemple, quand j’allais à l’école à Toronto, j’ai constaté qu’il n’y avait aucun mélange. Les jeunes d’origine étrangère restaient entre eux et c’est ce qui a inspiré ma première bande dessinée, Les Quattro Francos. Même si ça date un peu, je pense que ça reste un problème criant.
J’ai également été confronté au « privilège blanc » dans ma carrière professionnelle en voyant des gens, entrés en poste après moi, me passer devant, lors que nos compétences étaient égales.
Nous devons proposer des choses pour régler ces situations. On doit aussi montrer les contributions qu’on a faites et faire connaître celles qu’on pourrait apporter.
Il s’agira de votre cinquième bande dessinée. Qu’est-ce qui vous a conduit vers ce genre-là?
Quand j’avais sept-huit ans, je dessinais déjà. J’étais un fan de bande dessinée, comme Tintin, Astérix et Obélix, Eddy Merckx, Spirou, Lucky Luke… Mais je me suis ensuite dirigé vers les sciences, puis l’économie. Finalement, je suis revenu vers ma passion un peu plus tard… Aujourd’hui, j’ai décidé de m’y consacrer entièrement.
J’aime la conciliation de l’écrit et des images. Je trouve que c’est un moyen efficace dans ma mission de promotion et de sensibilisation. Quelqu’un a dit : « Une image vaut mille mots ». Je crois à ça. Et puis, quand je parle des villes canadiennes, que je veux en montrer la beauté, c’est bien de pouvoir compter sur l’image (Il sourit).
Je suis d’ailleurs très exigeant avec mes dessinateurs et travaille de très près avec eux pour leur partager mes idées et leur dire ce que je veux, car je crois à l’impact des images. Je sais notamment qu’en mettant deux personnes noires en couverture de ma prochaine bande dessinée, les réactions seront différentes, sans doute plus négatives. Mais c’est un bon test.
Qu’est-ce que la bande dessinée permet qu’un roman ne permet pas?
Ça demande moins de concentration au lecteur qui peut comprendre une situation juste en regardant l’image. D’où l’importance de soigner les dessins, car c’est la première chose que le lecteur regarde. Les gens aiment les belles images, ça touche une corde sensible. Et puis, la bande dessinée permet aussi d’utiliser l’humour, ce qui est important quand tu traites de sujets sérieux.
Cela dit, le roman m’intéresse aussi. J’ai d’ailleurs un projet parallèle d’écrire un livre, même si je travaille aussi sur un autre projet de bande dessinée, dont le premier tome devrait paraître en décembre, sur la francophonie ottavienne.
Outre la bande dessinée, vous êtes très actif dans le milieu communautaire, ayant siégé et siégeant encore sur de nombreux conseils d’administration. Vous avez notamment contribué à la création de la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario. Quelle est l’importance de ce nouvel organisme pour vous?
J’espère que ce projet va permettre de rehausser l’image de la communauté noire, de montrer et de faire connaître sa valeur ajoutée. Un peu comme je tente de le faire avec ma création. Et puis, je veux que cela nous permette de travailler avec nos membres à identifier les problèmes et les enjeux du racisme systémique pour proposer des solutions.
En quoi l’expérience de l’Union Provinciale des Minorités Raciales Ethnoculturelles Francophones de l’Ontario (UP-MREF), à laquelle vous avez participé, peut aider la Coalition?
Cette expérience nous a appris plusieurs choses. D’une, on ne doit pas se mélanger. Nous avons échoué à essayer d’inclure toutes les minorités ethnoculturelles, comme on nous le suggérait à l’époque. La réalité, c’est qu’on se retrouvait surtout entre Noirs, mais que les autres minorités, comme la communauté arabe par exemple, n’étaient pas très intéressées à se joindre à nous. Ça n’a donc pas fonctionné.
De plus, il faut qu’on apprenne à faire confiance à l’expertise des gens au sein de notre communauté. L’UP-MREF a permis de créer des experts dont on doit être fiers et auxquels on doit faire appel. Il y a donc un travail à faire sur les ego. On doit faire preuve d’humilité pour dialoguer et travailler ensemble. Quand j’ai siégé sur le comité directeur pour les monuments de la francophonie, je ne suis presque pas intervenu. Il y avait des gens autour de la table, comme Bernard Grandmaître, qui avait beaucoup plus d’expertise que moi. J’ai écouté et beaucoup appris.
En 2011, vous aviez également fondé le café Franco-Présence, qui avait finalement fermé ses portes en 2012. Avez-vous encore le projet de relancer cette initiative?
J’ai eu énormément d’appui de la communauté franco-ontarienne pour ce projet, mais je reconnais aussi avoir fait des erreurs qui m’ont beaucoup appris. Aujourd’hui, certains me parlent de relance, notamment dans le cadre de la revitalisation du quartier Vanier, mais il n’y a rien de concret. Cela prend beaucoup de ressources et il faudrait beaucoup d’éléments pour y parvenir. Disons que ça reste en gestation. Et puis, il y a d’autres projets qui ont vu le jour comme le restaurant Kenayah qui fait un très beau travail.
Vous êtes arrivé au Canada à 22 ans en tant que réfugié. Dans quelles circonstances avez-vous quitté la République démocratique du Congo?
C’était après le soulèvement étudiant contre Mobutu [président de 1965 à 1997]. J’avais essayé de me réfugier en France, mais ça n’avait pas marché. J’ai finalement pu immigrer au Canada.
Continuez-vous à vous intéresser à ce qui se passe dans votre pays natal?
De loin… (Il réfléchit) Cela dit, je conserve la culture de mon pays, cette façon de voir les choses… Je pense d’ailleurs que mon côté revendicateur vient de là! (Il rigole)
(Reprenant son sérieux) Vous savez, le dossier congolais est très complexe et c’est dur de bien suivre quand on n’y vit pas. Il y a beaucoup d’intérêts en jeu dans cette région. Je garde donc un œil à distance, car je n’y suis pas retourné depuis mon départ. Le pays doit avoir beaucoup changé. De plus en plus, j’aimerais y retourner, mais je sais que ça risque d’être un grand choc.
Après toutes ces années au Canada, quel regard portez-vous sur votre parcours?
Très positif, même si tout n’a pas toujours été facile, notamment les trois premiers jours de mon arrivée à l’aéroport Pearson où je ne savais pas où aller avant qu’on me dirige vers l’Armée du Salut. J’ai eu la chance de recevoir beaucoup d’aide, notamment de mes oncles. Et aujourd’hui, je pense pouvoir dire que j’ai saisi les opportunités que m’a offertes le Canada. Je suis fier de mes contributions! »
LES DATES-CLÉS DE BODY NGOY :
1970 : Naissance à Kinshasa, en République démocratique du Congo
1992 : Arrivée au Canada
2008 : Publie sa première bande dessinée, Les Quattro Francos
2009 : Nommé parmi les 25 immigrants canadiens de l’année
2011 : Ouvre le café Franco-Présence à Ottawa
2015 : Publie sa deuxième bande dessinée, Le rêve canadien
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.