Le célèbre portrait de Sir Winston Churchill par Yousuf Karsh dérobé au Château Laurier, à Ottawa. Source : Wikipédia

Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, l’historien et spécialiste de patrimoine Diego Elizondo.

Dans la dernière décennie, le controversé projet d’agrandissement du Château Laurier était le dossier du patrimoine qui avait surtout retenu l’attention. C’était sans savoir qu’un vol audacieux, digne d’un scénario de film, allait se produire il y a deux ans et demi dans le plus prestigieux et historique hôtel de la capitale du Canada.

Rappels des faits

Entre le 25 décembre 2021 et le 6 janvier 2022, le célèbre portrait de l’ancien premier ministre britannique Winston Churchill (1874-1965) exposé de façon permanente dans la salle de lecture de l’hôtel Château Laurier à Ottawa a été dérobé, sans que personne ne s’en aperçoive. Ce n’est que le huit mois plus tard, le 22 août 2022, que des employés s’en sont rendus compte lors d’un entretien ménager de routine.

Ce portrait est une œuvre réalisée par le tout aussi célèbre photographe Yousuf Karsh (1908-2002), un réfugié arménien qui établit son studio au Château Laurier, à Ottawa. C’est aussi dans cet hôtel, ouvert en 1912, qu’il habitera pendant de nombreuses années.

Soulignions que la première épouse de Karsh, Solange Gauthier (1902-1961) était Franco-Ontarienne (originaire de France) et que Karsh lui-même pouvait parler très bien français.

Quant au portrait de Churchill, il a été réalisé lors d’une visite le 30 décembre 1941 du premier ministre britannique. Alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, Churchill se rend à Ottawa pour prendre la parole au parlement du Canada afin de motiver l’effort de guerre canadien et l’appui du Dominion à la résistance des Îles britanniques aux blitz aériens allemands. Tribun hors pair, fin connaisseur de l’histoire et doté d’un sens de la répartie légendaire, il prendra même soin de prononcer quelques phrases en français, soucieux de ne pas oublier les députés canadiens-français.

Valeur patrimoniale

Après s’être adressé aux parlementaires canadiens, Churchill se rend dans le bureau privé du président de la Chambre, où Karsh lui demande de laisser de côté son cigare, ce que ce dernier refuse. Dans un geste aussi téméraire qu’inconscient, le photographe le lui retire furtivement.

Le premier ministre britannique, mécontent, fusille du regard Karsh, qui en profite pour le photographier aussitôt. Le résultat final est exquis : le regard et la pose de Churchill personnifient l’essence même du personnage et le caractère déterminé et résolu de celui qui soutiendra le moral des Britanniques pendant toute la Seconde Guerre mondiale.

Sir Winston Churchill s’adresse aux parlementaires à la Chambre des communes du Canada le 30 décembre 1941, le même jour où sera fait le célèbre portrait de Karsh. Source : Bibliothèque et Archives Canada

Le contexte du portrait de Winston Churchill par Yousuf Karsh, est tout aussi important pour ses qualités photographiques évidentes que pour sa valeur historique et patrimoniale.  

Reproduit à des fins de propagande pendant la guerre, puis sur des timbres et le 5 livre sterling britannique, ce portrait propulsera la carrière de Karsh à l’échelle internationale. C’est d’ailleurs, selon le magazine The Economist, le portrait qui a été le plus reproduit de toute l’histoire de la photographie.

Un vol audacieux

C’est pendant un énième confinement lors de la pandémie COVID-19 entre la fin de l’année 2021 et le début de l’année 2022 que les enquêteurs ont pu déterminer que le portrait a été dérobé du Château Laurier. Le vol n’est pas immédiatement signalé car l’original a été remplacé par une copie.

La ou les personne(s) coupable(s) du vol ont minutieusement prémédité leur geste et connaissai(en)t la valeur patrimoniale et monétaire (autour de 50 000 $) du portrait. Les événements rappellent d’ailleurs l’intrigue de l’album L’Affaire du collier (1963) de la série de bandes dessinées des aventures de Blake et Mortimer du bédéiste franco-belge Edgar P. Jacobs.

 Le Château Laurier, à Ottawa. Photo : iStock.com/Pgiam 

Une fois le vol signalé à la police en août 2022, la nouvelle a fait le tour de la planète. Un des intervenants qui commentera le plus souvent le cambriolage dans les médias sera le Franco-Ontarien Michel Prévost, ancien archiviste en chef de l’Université d’Ottawa et lauréat en 2018 du Prix Bernard-Grandmaître.

On se demandait si le portrait allait être retrouvé un jour. C’était dans l’ordre du possible : la célèbre Joconde, dérobée du musée du Louvre en 1922 avait rapidement été retrouvée. Autre exemple : en 2011, probablement rongé par la culpabilité, quelqu’un avait remis anonymement à l’hôtel Lord Elgin à Ottawa une lettre d’excuse accompagnée d’une statuette de bronze du général britannique James Wolfe, volée 50 ans plus tôt des archives nationales du Canada. À cette époque, Michel Prévost avait même déclaré à Radio-Canada qu’« en 30 ans de carrière comme archiviste, je n’ai jamais entendu une histoire aussi fascinante. »

Tout est bien qui finit bien

Quant au portrait de Churchill, c’est grâce au travail des enquêteurs que le vol vient d’être résolu. Une collaboration entre le Service de la police d’Ottawa (SPO) et la police de la métropole de Londres a permis de retracer des indices permettant de déterminer qu’un acheteur de Gênes, en Italie, s’était procuré le célèbre portrait à la maison de vente aux enchères Sotheby’s à Londres. Ni l’acheteur, ni Sotheby’s n’étaient au courant que le portrait en leur possession était une œuvre volée, car la transaction s’est concrétisée avant le signalement du vol à la police.

Un homme de 43 ans de Powassan, en Ontario, a été arrêté le 25 avril, selon CBC News. Le suspect a comparu devant le tribunal à Ottawa le lendemain pour plusieurs infractions, dont le vol, la contrefaçon et le trafic de biens volés. Le nom du suspect n’a pas été dévoilé par les autorités, puisque son identité fait l’objet d’une ordonnance de non-publication.

Yousuf Karsh en 1958. Source : Wikipédia

Le célèbre portrait sera remis en main propre à la SPO le 19 septembre lors d’une cérémonie à Rome. Il sera ensuite rapatrié au Canada et réintégré sur les murs du Château Laurier, où se trouve aussi d’ailleurs portraits de Karsh. On imagine bien que l’hôtel aura renforcé d’ici là son dispositif de sécurité.

Ces derniers développements arrivent au moment où l’expert-conseil en patrimoine franco-ontarien Jean Yves Pelletier s’apprête à animer ce dimanche une visite guidée du cimetière Notre-Dame d’Ottawa. L’un des premiers arrêts de sa visite guidée se trouve toujours à être la tombe de Yousuf Karsh. Ce dimanche, cet arrêt revêtira un caractère spécial compte tenu du dénouement heureux du vol du célèbre portrait.

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