Carrefours francophones : Toronto, maison de la cacophonie
TORONTO – Maison, carrefour, campus… Les acteurs francophones rivalisent d’inventivité sémantique pour défendre leur vision d’une francophonie visible et regroupée. Pas moins de trois projets de carrefour communautaire tentent de percer à Toronto, loin de l’idée originale d’une Maison de la francophonie regroupant toutes les organisations sur un site unique au cœur de la Ville reine.
Même s’ils se disent partenaires et complémentaires, trois acteurs principaux se disputent en coulisses le statut de carrefour francophone à Toronto, une ville où l’éparpillement des organisations communautaires a souvent, par le passé, atténué le poids et la visibilité de la francophonie.
Fort d’un soutien fédéral de 1,9 million de dollars et de la promesse d’une implantation au cœur de ville, le Carrefour du savoir et de l’innovation initié par l’Université de l’Ontario français (UOF) a le vent en poupe. Dans le futur bâtiment qui ne devrait pas sortir de terre avant sept à dix ans, une quinzaine de partenaires communautaires partageraient l’espace avec le département académique et universitaire.
La Distillerie où l’ambition d’un « vrai » hub torontois
En tête de liste des partenaires du Carrefour de l’UOF : le Collège Boréal. Seulement voilà, le poids lourd francophone de la formation collégiale travaille aussi sur un projet qui, à terme, hébergera des organismes et proposera des services communautaires. Mêlant volet communautaire et académique, comme à l’UOF, ce campus – annoncé officiellement en 2020 au sein d’une tour moderne du quartier historique de la distillerie – devrait être mis en service autour de 2021-2022.
Les deux projets poursuivent le même objectif : « regrouper les principaux acteurs de la francophonie du Centre-Sud-Ouest sur un même campus, afin de constituer un milieu dynamique et professionnel francophone », peut-on lire sur le site internet de l’UOF.
« Le carrefour francophone, on espère que ça va être ici, au Distillery District », glissait Daniel Giroux à ONFR+, en marge de l’annonce officielle du déménagement de la rue Yonge à la Distillerie, l’automne dernier. « Si on peut avoir des partenaires sur place qui se joignent à nous et avoir une croissance proche de nos installations, c’est clair qu’on va l’encourager », confiait-il. « Nous visons d’aller chercher d’autres partenaires qui embarqueront avec nous et que ce hub-ci devienne le vrai hub francophone à Toronto. On a toujours eu ce type de partenariat, que ce soit à Hearst, Kapuskasing ou Sudbury. »
Quand on évoque les similitudes avec le projet de l’université, Lise Béland, vice-présidente Centre-Sud-Ouest du collège, botte en touche : « On veut un campus à la fine pointe. On a toujours eu un grand rôle d’intégration communautaire. On va jouer notre part dans un esprit ouvert », dit-elle.
« Chez-nous, un campus inclut des services d’emploi et en immigration, des espaces de rencontre pour la communauté et la présence de certains partenaires communautaires », justifie Marc Despatie, le directeur des communications. « Beaucoup de nos campus sont des « carrefours » pour la communauté francophone locale au sens large, comme à Sudbury. »
Espoir pour la Maison de la francophonie
Mais Toronto n’est pas Sudbury. Depuis une vingtaine d’années, le projet de Maison de la francophonie tente d’émerger, allant d’échec en report, de promesses de financement en alliances avortées. Ses instigateurs n’ont pas abandonné leur idée même si elle a profondément évolué.
« Il est essentiel pour nous de s’adosser à un gros joueur », est convaincu Richard Kempler, co-pilote du projet – et par ailleurs directeur général du Club canadien. « Au début, c’était le Centre francophone, ensuite le Collège Boréal, et maintenant l’UOF. Le timing a souvent joué en notre défaveur mais on garde espoir. »
Dans cette histoire, l’aide des trois paliers municipal, provincial et fédéral n’a jamais été au rendez-vous. Même si la nouvelle présidente du comité francophone de Toronto, Jennifer McKelvie, dit vouloir rouvrir le dossier si les membres en font la demande, les chances pour que la ville aille au-delà d’une déclaration de principe sont maigres.
A l’approche d’une élection majeure, les appels du pied au gouvernement fédéral se font plus pressants.
« Ce qu’il manque, c’est un fonds d’amorçage et une volonté politique », ajoute M. Kempler. « Le projet n’avancera pas d’ici l’automne. On est dans une phase de léthargie ».
Il indique toujours être associé au projet de l’UOF, avec laquelle la Maison de la francophonie aurait un accord de prestation de services de résidence universitaire, de garderie et d’organismes communautaires.
La Maison de la francophonie diluée dans l’UOF?
L’Université de l’Ontario français s’est en effet rapprochée de la Maison de la francophonie avec l’idée de réaliser des synergies dans le partage de ressources et de services. Avec un bémol : « Tout cela n’est pas fixé », prévient Marc Johnson, directeur du Carrefour du savoir et de l’innovation.
« La Maison de la francophonie à ce stade, c’est quelque chose d’abstrait (…). On est en train de faire un plan d’affaires qui sera finalisé en fin d’année. En gros, elle gérerait le niveau immobilier. Une des options possibles serait de confier 200-300 lits à un partenaire privé. La Maison de la francophonie peut être un partenaire, mais avec un projet différent de celui véhiculé ces dernières années. On resterait le locataire principal. »
Un autre point demeure abstrait, celui de la création d’un incubateur-accélérateur d’entreprises.
Bailleur de fond du Carrefour de l’UOF, le gouvernement fédéral s’attend à ce que l’université abrite un incubateur. Le projet qui consisterait pour les jeunes entrepreneurs à avoir accès à des financements, du mentorat et des locaux communs propices au partage d’expériences et de technologies, est en effet inscrit noir sur blanc sur les documents de l’UOF.
La difficile promesse d’un incubateur
Le Collège Boréal a lui-aussi annoncé un tel incubateur au sein de son futur campus pour « accompagner de jeunes talents dans leurs projets innovants et valoriser le savoir-faire Boréal auprès du secteur privé. »
Renseignements pris, aucune des deux institutions n’est certaine de tenir sa promesse, chacune confiant ce projet au bon vouloir de ses futurs partenaires communautaires.
« On travaille avec la communauté qui travaille sur un incubateur », avance Marc Johnson. « Notre responsabilité est d’avoir un volet expérientiel qui correspond à nos créneaux d’enseignement pour développer les compétences en milieu de travail. »
Tous les yeux se tournent vers le Conseil de la coopération de l’Ontario (CCO), seul organisme francophone à avoir étudié sérieusement l’option depuis un an, plan d’affaires à l’appui.
Implanter son futur incubateur-accélérateur dans l’un des campus n’est cependant pas à l’ordre du jour du CCO qui prévoit un démarrage dans un an, sans local physique.
« On va continuer d’accompagner les entreprises via nos programmes avant de trouver un emplacement qu’on voudrait proche du centre-ville », expliquait récemment le directeur général du CCO, Julien Geremie.
Si le CCO implantait son incubateur hors des campus et que le Collège Boréal et l’UOF trouvaient des ressources communautaires et financières pour aller de l’avant avec leurs projets respectifs, Toronto se retrouverait donc avec trois incubateurs francophones, alors qu’un des principaux besoins des créateurs d’entreprise est au contraire, selon certains observateurs, d’avoir accès à un lieu unique, visible et transparent.
« On ne veut pas faire de Toronto un village gaulois », insiste Richard Kempler à propos de la Maison de la francophonie. « On ira avec le projet qui a les plus grandes chances. On est suffisamment minoritaires et dispersés pour ne pas créer encore plus de divisions. (…) C’est très difficile d’avoir une grande image à trois mois des élections fédérales. On veut élargir à un maximum d’acteurs. Faut que ça se décante. On va finir par tous s’entendre. »
Engagée dans une course à la séduction, l’UOF planche sur son plan d’affaires et le Collège Boréal sur son plan de design.
« Si on est moins éclatés, ça sera un progrès », estime Lise Béland. « Si on est tous ensemble, c’est parfait. La réalité sera probablement entre les deux. On a tous des exigences et arriver à un consensus sur tel projet à tel moment est compliqué. »