Ce « jeudi noir » qui a changé la vie de Simard, Boileau et tant d’autres

La députée de Glengarry-Prescott-Russell, Amanda Simard. Crédit image: Martin Roy, le journal Le Droit

[RÉCIT] 

TORONTO – 15 novembre 2018. Une date à jamais entrée dans l’histoire franco-ontarienne… pour la mauvaise raison. Plus qu’une secousse, une bombe dans la francophonie : le gouvernement progressiste-conservateur profite de son énoncé économique pour annuler le projet d’Université de l’Ontario français (UOF) et se débarrasser du commissaire aux services en français. Un an jour pour jour après cet événement, ONFR+ a choisi de revenir sur ce « jeudi noir » avec quatre acteurs : l’ex-commissaire François Boileau, la députée Amanda Simard, le militant Jean-Marie Vianney et Marisa Leclerc, une Franco-Ontarienne engagée, qui a vécu cette crise depuis Marathon dans le nord de l’Ontario. Quatre acteurs et quatre destins différents. 

Amanda Simard ne le sait pas encore, mais elle vit ce 15 novembre, 2018 ses derniers jours dans le caucus progressiste-conservateur. Une journée à priori banale… ou presque. Vic Fedeli, le ministre des Finances, doit présenter l’énoncé économique du gouvernement en début d’après-midi.

Depuis quelques jours, les rumeurs se succèdent : Doug Ford couperait de 4 % le budget chaque ministère. Une nécessité pour économiser « les 15 milliards de déficit » hérités du précédent gouvernement libéral de Kathleen Wynne.

Depuis début septembre, le gouvernement progressiste-conservateur élu quelques mois plus tôt semble préparer l’opinion publique à cette échéance.

Les francophones se méfient. Peu d’information filtre. Les premières semaines de Caroline Mulroney au ministère délégué aux Affaires francophones n’ont pas vraiment rassuré.

« Il y avait une réunion de caucus juste avant de rentrer en chambre, je crois que c’était vers midi », se souvient la députée Amanda Simard. « Durant la réunion qui coïncidait avec la présentation de l’énoncé économique, il n’y avait pas de mention à la francophonie. À la fin de la réunion, j’ai accroché Dean French [l’ancien chef de cabinet de Doug Ford] qui m’a dit qu’il ne savait pas. On m’a référé au cabinet de Vic Fedeli. On me faisait tourner en rond. C’est le chef du cabinet de Vic Fedeli qui m’a dit que le commissaire et l’université étaient partis. »

La députée franco-ontarienne, Amanda Simard, au temps où elle siégeait pour le Parti progressiste-conservateur de l’Ontario. Archives ONFR+

Réaction immédiate de l’élue de Glengarry-Prescott-Russell, l’une des seules circonscriptions majoritairement francophones de l’Ontario : « Le cœur m’est tombé, le pire des pires venait d’arriver. De la réunion du caucus à la chambre, la marche a duré dix secondes, mais j’étais sous le choc. Je ne savais pas si je devais le croire ou non, mais ça venait de sources directes. Ça a été difficile de rentrer en chambre. »

À quelques kilomètres de Queen’s Park, François Boileau n’a aucune idée du sort qui l’attend en se réveillant ce jeudi 15 novembre.

« J’avais eu vent par une journaliste le vendredi d’avant que mon bureau pouvait souffrir de compressions budgétaires. On parlait de 5 %. J’avais préparé mon budget en conséquence. J’étais prêt pour cette éventualité. La journaliste n’en savait pas plus. »

Le dimanche précédent, François Boileau avait reçu un appel d’une autre commissaire… celle de l’environnement.

« Elle m’avait téléphoné pour me dire qu’il y avait une rumeur que l’on soit coupé. On me rassurait du côté gouvernemental, en m’annonçant que ce serait des changements administratifs et du côté de la gouvernance. »

Il est 12h30 ce jeudi quand François Boileau apprend son renvoi de la part d’un fonctionnaire du bureau de Mme Mulroney.

« On m’a dit que c’était fini, j’étais en état de choc. Je ne savais pas comment l’annoncer à mon équipe. Durant une demi-heure, j’ai essayé de savoir si les employés seraient protégés en étant dirigé vers le bureau de l’ombudsman. L’essentiel était de sauver les meubles. »

La Résistance s’engage dans l’après-midi

13h. Le huis clos médiatique sur l’énoncé économique est levé. L’information devient publique. Radio-Canada et ONFR+, les deux seuls médias francophones présents dans le huis clos, diffusent aussitôt les nouvelles. Sur les médias sociaux, c’est l’indignation. Les organismes, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) en tête, tirent à boulets rouges sur le gouvernement de Doug Ford.

Jean-Marie Vianney, président de la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario, n’oubliera jamais ce début d’après-midi.

« Je l’ai appris en regardant les médias. J’ai passé des appels immédiatement, suivi la situation sur Twitter. Je me rappelle avoir envoyé des courriels à Peter Hominuk et Carol Jolin [respectivement directeur général et président de l’AFO] pour savoir que faire. La Résistance commençait. »

On connaît la suite des choses : La Résistance s’organise. Sous l’impulsion de l’AFO, les réunions incluant les leaders de la communauté franco-ontarienne se succèdent. Autant de rencontres qui aboutissent aux manifestations du samedi 1er décembre. Ce jour-là, quasiment 15 000 personnes éparpillées dans tout le Canada français disent non aux coupures de Doug Ford.

La manifestation à Ottawa, le 1er décembre 2018. Archives ONFR+

« À ce niveau-là, il a fallu suivre le « grand plan » de match et les directives des leaders, voir ce qu’il fallait faire », résume Jean-Marie Vianney. « C’était beaucoup de lobbying qui était demandé, comme écrire à nos députés et nos conseillers. Je devais aussi expliquer les prochaines étapes aux membres de la Coalition. Il fallait résister. »

À un peu plus de 1 000 kilomètres de Toronto, la nouvelle fait aussi son effet pour Marisa Leclerc. Via son compte Facebook, cette jeune enseignante de Marathon apprend la nouvelle dans l’après-midi.

« La déception était là. La nouvelle s’est propagée, un peu moins rapidement qu’ailleurs, mais elle s’est propagée quand même. À l’École catholique Val-des-Bois où j’enseigne, ça s’est vite propagé parmi les parents et les élèves. »

Marisa Leclerc aimerait se rendre à la manifestation le 1er décembre à Thunder Bay, mais la distance ne facilite pas les choses.

« C’était à trois heures de route d’ici. J’ai contacté l’Association des francophones du Nord-Ouest de l’Ontario (AFNOO) qui m’a envoyé une boite avec un mégaphone, des affiches et des foulards. »

Des quelque 300 francophones que compte la ville, environ 80 bravent finalement le froid pour cette manifestation. « Les gens ont vu combien de francophones il y avait à Marathon. »

« Chaque seconde comptait »

Durant ce laps de temps de 16 jours, Doug Ford recule tout de même. Le vendredi 23 novembre, le premier ministre annonce l’indépendance du ministère des Affaires francophones, la conservation du poste de François Boileau mais… intégré au bureau de l’ombudsman, et affirme ne pas fermer le projet de l’UOF. Des propositions jugées inacceptables par La Résistance. « Nous sommes, nous serons », clame le président Carol Jolin, dans une conférence organisée à la dernière minute, vendredi soir.

Ce 15 novembre 2018, la soirée est particulièrement difficile pour François Boileau qui tente de digérer « son premier renvoi » en plus de 25 ans de carrière. « On a parlé avec la ministre Mulroney au téléphone », se souvient celui qui semble vivre ses derniers jours de commissaire.

L’ex-commissaire aux services en français de l’Ontario, François Boileau. Archives ONFR+

« Le ton n’était pas froid, mais plutôt empathique. Je suis convaincu que Caroline Mulroney n’est pas une mauvaise personne, et que la décision prise n’est pas la sienne mais celle de son gouvernement. »

Amanda Simard de son côté ne trouve pas le sommeil. « Je n’ai pas dormi ce soir-là et je n’ai pas dormi pour au moins cinq jours, tant cette période était pleine d’organisation. Je voulais réagir, mais je ne pouvais pas avant d’avoir parlé au premier ministre Ford. J’étais sur l’adrénaline, chaque seconde comptait, il y avait des étapes à franchir avant que je prenne position. J’endurais les attaques les plus méchantes, certains prenant mon silence comme une acceptation. »

Les jours se suivent pour la députée conservatrice. « J’étais très seule à Queen’s Park. Les conservateurs dans mon caucus me disaient que les gens oublieraient dans trois ans. »

Le mercredi 21 novembre en soirée, Amanda Simard par un message lapidaire sur Facebook se désolidarise finalement de son chef : « J’ai lu quelque part que la députée Simard « might be upset ». Faux. Je suis « definitely upset. »

Un cri du cœur suivi d’une démission fracassante annoncée le 29 novembre.

Des vies modifiées

Un an plus tard, la crise a-t-elle vraiment changé leur vie? « Je suis en période de transition, je suis sans emploi, mais ne suis pas parti les mains vides. J’ai pu négocier un bon package avec le gouvernement », se félicite François Boileau.

« J’ai décroché au cours de l’été, et là je me remets en mode faut que je trouve quelque chose. Je vais justement commencer des cours en janvier pour être un médiateur qualifié. »

Depuis un an, Amanda Simard n’a plus de formation politique. Elle continue malgré tout de siéger comme indépendante. Lors du retour des députés en chambre fin octobre, on l’a vue demander des comptes à Caroline Mulroney pour un retour à l’indépendance du Commissaire aux services en français.

« J’ai toujours eu une carapace. En tant qu’enfant unique, je n’ai pas peur de prendre ma place. Pendant la crise, j’ai dû faire face aux médias, ça m’a rendu plus forte. Je devais sortir de ma zone de confort. J’ai réalisé que parler avec son cœur était le plus important. Je trouve aujourd’hui que les choses m’atteignent moins. »

Le leader communautaire, Jean-Marie Vianney. Archives ONFR+

Jean-Marie Vianney est lui toujours à la tête de la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario. L’inclusion des minorités visibles dans les institutions de l’Ontario français reste son principal défi.

« Cette crise m’a permis de me rendre compte que nos acquis sont chancelants, et qu’il faut ajouter un regard profond sur chaque gouvernement, et voir ce qu’ils nous enlèvent comme acquis, comme protection. »

Depuis la crise linguistique, Marisa Leclerc affirme que sa vision des choses est modifiée. « Je n’étais pas encore en vie quand il y a eu les autres crises, comme celle de Montfort. C’était nouveau pour moi. Je n’avais pas vécu les autres crises. Celle-ci m’a réveillée. »