Cinéfranco : Marcelle Lean veut donner « accès à ces films qu’on ne connaît pas toujours à Toronto. »
[ENTREVUE EXPRESS]
QUI
Marcelle Lean est la directrice générale et artistique du festival Cinéfranco. Elle est la fondatrice de ce festival international du film francophone, qui a vu le jour à Toronto en 1997.
LE CONTEXTE
L’édition 2024 de Cinéfranco débute ce vendredi 1er novembre et durera jusqu’au dimanche 10 novembre. Les films sont diffusés au cinéma Carlton (20 rue Carlton) à Toronto. Le thème de cette année est la singularité.
L’ENJEU
La directrice générale et artistique présente les particularités de cette édition 2024 et explique comment les choix de films se font. Elle aborde également la question de la santé financière du festival et ses incertitudes liées aux financements publics et à la difficulté à trouver des investisseurs privés.
« Quelles sont les nouveautés de cette édition 2024 de Cinéfranco?
Il y en a plusieurs. Moi, je ne tiens pas particulièrement aux premières, parce que ce qui est important, c’est qu’on puisse avoir accès à ces films qu’on ne connaît pas toujours à Toronto et en Ontario. Des films comme N’avoue jamais, comme Nous, les Leroy, comme Un jour, fille…
Il y a aussi Un p’tit un truc en plus, qui a déjà été montré à Toronto, mais on m’a dit que c’était à un prix assez inaccessible. il paraît que c’était quelque chose comme 70 dollars la place. Je ne dirais pas qui l’a fait, mais j’ai pensé que des jeunes francophones qui viennent justement ici à Toronto aimeraient peut-être le voir à un prix très raisonnable qui est de 8 ou 10 dollars.
Enfin, le film de fermeture est une première mondiale en dehors de la France. Quand l’automne vient est en effet sorti en France, mais je n’ai pas remarqué qu’il soit sorti ailleurs.
Donc, il y a énormément de nouveautés, en fait, dans les courts-métrages aussi bien que dans les longs-métrages.
Est-ce qu’il y a un film en particulier sur lequel vous voudriez vous attarder, qui vous aurait particulièrement émue?
Le thème principal cette année, c’est la singularité. Et ce qui s’est passé, c’est qu’au départ, ce n’était pas vraiment bien établi dans ma tête, jusqu’à ce que je vois la bande-annonce de Un jour, fille. Et ça m’a tellement révoltée.
C’est l’histoire d’une personne intersexe au XVIIIe siècle. Dans la bande-annonce, un avocat dit de cette personne : « C’est l’ordure du travail de Dieu. » Cela m’a beaucoup choquée d’une part, et d’autre part aussi, je me suis dit que de parler de l’hermaphrodite à l’époque, au XVIIIe siècle, c’était quelque chose de très singulier.
Et puis à travers ce film, on peut voir aussi le manque d’éducation et la manipulation de l’Église. C’est tout ça qui m’a tout de suite mise sur les rails.
Pouvez-vous nous parler du film Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles de Mylène Mackay?
Au début du mois de juillet, je suis allée à Montréal, et j’ai vu quelques films, comme ça, en salle. Et l’un des films que j’ai vus, c’était justement Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles. J’ai été absolument fascinée et charmée, parce que c’était une histoire d’amour entre deux personnes qui ne voulaient pas entamer cet amour sexuel, et qui, en fait, se sont aimées à travers leur passion, leur goût, leur exploration corporelle aussi. J’ai trouvé ça tellement noble. Et puis, cela me fait toujours penser à une critique que j’ai lue et que je répète souvent, disant que, de nos jours, au cinéma, on fait le sexe sans amour, et dans ce film, on fait l’amour sans sexe.
Là, c’est exactement ça. J’ai trouvé ça magnifique. Et j’avoue que c’était un de mes coups de cœur, surtout que Mylène Mackay va venir présenter son film. Je trouve cela extraordinaire, surtout qu’elle a gagné le Valois de la meilleure actrice au Festival francophone d’Angoulême cet été.
Comment se fait la sélection des films pour une édition de Cinéfranco?
Pour le choix et la sélection, en général, au départ, j’ai une idée. Cette année, c’est l’idée de la singularité. Je la partage avec des gens que je connais dans le milieu. Et je reçois des suggestions.
Par exemple, le film Captives, je ne l’avais pas vu au départ. J’avais vu Le bal des folles. Une amie me l’a recommandé et j’ai tout de suite aimé. Donc, je me suis dit, formidable, on le montre, celui-là.
Pour le film de fermeture, je n’ai pas eu accès à ce film qui était au marché du TIFF. Seuls les acheteurs ont le droit de le visionner. C’est une acheteuse qui m’a dit que c’était un film pour nous. Quand je dis pour nous, c’est parce qu’elle l’a co-présenté avec son festival à Argeles. Donc, on a fait une co-présentation, mais c’est elle qui m’a apporté ce film.
On a aussi des suggestions des distributeurs. Par exemple, les film Un coup de dés, Chasse gardée et La fête continue.
C’est vous qui prenez les décisions finales, mais vous restez ouvertes à toutes les propositions…
Exactement, ce que j’aime bien dire et faire, c’est que Cinéfranco, c’est le festival de tout le monde. C’est-à-dire que si, par exemple, vous êtes allé à Tombouctou ou à Paris, ou je ne sais où, et que vous avez vu ce très beau film, et que vous vous dites qu’il faut absolument le montrer, je vais vous écouter.
Je vais le voir, puis je vais vous dire oui ou non, j’aime ou je n’aime pas. Le seul bémol, c’est qu’avant la pandémie, j’avais une très bonne intuition pour déterminer ce qui va plaire au public, pour quel film le public va venir, etc…
Et après la pandémie, j’avoue que je suis un peu perdue. Parce que les habitudes des spectateurs ont changé, la fréquentation a baissé.
Et c’est quelque chose que je ne comprends pas toujours. Aller au cinéma, partager le rire, partager les larmes, peut-être rencontrer quelqu’un qui va devenir un ami ou une amie. Pour moi, ce sont des occasions précieuses.
Comment se porte le festival financièrement?
Le défi est toujours là, parce que d’année en année, on ne sait pas si on va pouvoir avoir des subventions. J’avoue que ces deux dernières années, nos subventions viennent principalement du gouvernement. Pas à tous les niveaux : le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial, mais pas le gouvernement municipal.
Et ça, ça m’étonne beaucoup, parce que je trouve qu’un festival donne un lustre à la ville de Toronto, mais ça ne marche pas avec la Ville.
À part une fondation, la Fondation 5, que je remercie infiniment pour justement nous donner de l’argent, nous n’avons pas vraiment de commanditaire du côté privé.
C’est un danger pour nous si nous perdons les financements public, et ça peut arriver. Par exemple, Trillium, il y a quelques années, nous avait donné pendant deux, trois ans de très belles subventions, et d’un seul coup en 2016 : ‘Bon écoutez, débrouillez-vous, au revoir et merci.’ On a failli s’effondrer à ce moment-là.
Le problème avec Cinéfranco, c’est qu’on n’a pas les moyens de s’offrir un personnel stable. On travaille avec des contrats, et au final, je dirais que le travail me tombe sur les épaules.
Je travaille tout le temps. Je ne m’en plains pas, je suis très contente, mais une personne n’est pas assez versatile pour penser à tout. J’aimerais pouvoir profiter des idées des autres de manière plus constante. Par exemple, j’ai un développeur de site qui est magnifique, il m’aide beaucoup. La personne qui s’occupe des médias sociaux est formidable. L’artiste graphique, Adelé Fouché, est vraiment géniale. J’ai le plaisir, la joie, le privilège de travailler avec des gens formidables. Ils ont tous aidé, ils ont tous contribué, mais c’est toujours dans des périodes assez courtes. »