Des enfants « surdoués » francophones migrent vers le système anglophone
Les enfants dits « surdoués » représentent une réalité peu ou mal connue dans le système éducatif francophone ontarien. Selon nos estimations basées sur le ratio mondial rapporté aux 115 000 élèves fréquentant les 12 conseils scolaires de langue française de la province, ils seraient plus de 2 200 élèves à être concernés. Toutefois, un vent de prise de conscience semble se lever. Des parents dont les enfants ont été diagnostiqués comme tels commencent à donner de la voix, certains avancent même avoir eu recours à la solution ultime : transférer leur progéniture dans une école anglophone, car plus adaptée aux besoins de leurs enfants.
« Surdoués », « précoces », enfants « à haut potentiel »… si le qualificatif varie pour désigner les enfants au potentiel intellectuel supérieur à la moyenne, il n’en demeure pas moins que le phénomène est observé aux quatre coins de la planète avec une proportion de 2 % de la population presque régulière dans toutes les nations. L’Ontario en général, et le milieu éducatif francophone de la province en particulier, n’y échappent pas.
Cependant, « attention, il ne faut pas confondre précocité intellectuelle et facilité », prévient Carole Fleuret, professeure titulaire à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa.
« Ces enfants ont un décalage entre leur façon d’analyser et de voir le monde sur le plan de l’intelligence cognitive et le niveau affectif qui, lui, est de leur âge », explique la chercheure. « Beaucoup d’enseignants et le système éducatif en général pensent que, sous prétexte que ces enfants sont en douance, on pense qu’il faut juste leur donner plus de travail que les autres et tout va bien se passer. Non, c’est bien plus compliqué que cela. »
Sur le plan pratique, cette analyse théorique semble se confirmer à en croire Astrid Boudin, jeune maman nouvellement installée à Richmond Hill en provenance de la Belgique où son fils avait été testé à « haut potentiel intellectuel ».
« Au bout de deux ou trois jours après sa rentrée des classes, j’avais déjà un premier mot de la maîtresse qui me disait que mon fils était trop agité et qu’il faisait bêtise sur bêtise. Pourtant ils étaient bien au courant de la particularité de son cas lors de son inscription. Mon fils a une sensibilité de n’importe quel enfant de son âge. Il connaissait la majeure partie des programmes scolaires qu’on lui proposait, donc il s’ennuyait en classe, et lorsqu’un enfant s’ennuie, il fait des bêtises », raconte-t-elle.
C’est justement sur ce point que le bât blesse chez tous les parents rencontrés dont les enfants ont été diagnostiqués par des experts comme étant « précoces » et qui fréquentent, ou plutôt fréquentaient les bancs des écoles publiques francophones.
Pas d’autres choix que de basculer vers le système anglophone
La situation est telle qu’elle a poussé certains parents à jeter leur dévolu sur une école publique anglophone qui offre, selon eux, des programmes dédiés et adaptés à leurs besoins. C’est le cas de cette mère qui habite à Toronto où son enfant suit ses classes dans le cycle élémentaire au sein du Conseil scolaire public Viamonde et qui a préféré témoigner sous couvert d’anonymat.
« Mon enfant a été diagnostiqué surdoué par un psychologue externe et nous avons payé pour ça. On n’a toujours pas trouvé de solution au sein du Conseil scolaire Viamonde pour répondre aux besoins de notre enfant. C’est pour ça qu’on envisage sérieusement de l’inscrire dans une école publique anglophone, car dans les écoles du TDSB (Toronto District School Board) tous les enfants sont testés pour la douance en 3e année pour que les programmes adaptés commencent en 4e année », confie-t-elle.
« Si nos enfants n’ont pas accès à des programmes adaptés dans les conseils francophones, cela veut dire que cette égalité n’est pas respectée »
La jeune femme fait également le constat suivant : « Ma compréhension de la Loi sur les services en français de l’Ontario est limitée, mais je crois savoir qu’elle prévoit que les services soient de même qualité dans le système public éducatif anglophone et francophone. Si nos enfants reconnus surdoués n’ont pas accès à des programmes adaptés dans les conseils francophones, cela veut dire tout simplement que cette égalité n’est pas respectée. »
Vérification faite, cela est bel et bien le cas comme on peut le lire sur la note d’information du TDSB envoyée aux parents et qui stipule que « tous les élèves de troisième année sont testés pour leur douance » et que Le CIPR (Comité d’identification, de placement et de révision) examine ensuite tous les résultats des tests de chaque élève, le travail en classe ainsi que les évaluations de l’enseignant pour décider s’il sera placé dans une classe ordinaire ou dans une classe autonome pour « surdoués ».
La note rappelle également que ces évaluations sont effectuées par l’intermédiaire d’un psychologue inscrit auprès de l’Ordre des psychologues de l’Ontario. Cette solution de classes regroupant les « précoces » est, d’après la professeure Fleuret, meilleure que celle qui consiste à faire sauter une classe et est même qualifiée d’idéale par l’Universitaire, car elle prend en considération l’élément relationnel et socialisant de l’enfant.
La fuite des petits cerveaux ne date pas d’aujourd’hui
« C’était très important pour nous que notre fils puisse aller dans une école francophone afin qu’il apprenne notre première langue. Avec son diagnostic, on a eu des recommandations pour qu’il puisse faire sa première année scolaire d’une façon adaptée puisqu’il savait déjà lire et écrire. Mais quand on s’est présenté à l’école du quartier du Conseil scolaire Viamonde, on nous a dit que l’on comprenait le besoin spécial de notre enfant, mais que l’école élémentaire n’est pas en mesure d’y répondre », se remémore Fayza Abdallaoui, ancienne présidente du Mouvement ontarien des femmes immigrantes francophones et maman d’un enfant diagnostiqué à « haut potentiel » précocement.
Puis de poursuivre : « Quand je lis le post de cette maman qui se trouve aujourd’hui dans la même situation que moi il y a sept ans, je suis peinée et étonnée de voir que rien n’a changé depuis. On est finalement nombreux à avoir fait ce choix d’arracher nos enfants à leurs anciens camarades pour les inscrire dans des conseils publics anglophones. Si je n’avais pas fait ce choix et que je n’avais pas cet accompagnement, je pense qu’aujourd’hui mon fils serait en retard en apprentissage. Il aurait été complètement catalogué comme enfant turbulent et ne serait pas aussi à l’aise dans sa peau. »
Contactée par ONFR+, la gestionnaire des communications et marketing du Conseil Viamonde, Sandrine Blackwood, nous a signifié par mail que le conseil était « dans l’incapacité de répondre à (notre) demande pour l’instant ».
Une question qui dérange
Sur les sept conseils scolaires publics et catholiques sollicités, seuls trois ont répondu à nos questions, dont le Conseil scolaire public du Grand Nord de l’Ontario (CSPGNO). Selon son directeur de l’éducation, Marc Gauthier, le conseil a bel et bien « des programmes dans certaines écoles secondaires, comme l’École secondaire Macdonald-Cartier, mais il n’existe aucun programme à l’élémentaire ». Il explique que cela est dû essentiellement à un manque de ressources financières et au fait que les écoles sont de petite taille.
Pour leur part, les responsables du Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario (CEPEO) nous affirment qu’il existe dans leur structure « un centre de douance qui rassemble ces élèves et assure une approche différenciée répondant à leurs besoins afin qu’ils puissent développer leur motivation, leur curiosité intellectuelle, leur créativité, leurs habiletés sociales ainsi que leur leadership au sein de la communauté francophone ».
Ceci dit, le centre en question n’accepte que « des élèves de la 7e à la 12e année », comme mentionné sur le site internet du Conseil. Soit trois ans plus tard par rapport au système anglophone jugent les parents.
Le Conseil scolaire catholique MonAvenir assure de son côté que « les élèves ayant un rapport d’évaluation d’un professionnel qui démontre leur haut potentiel et qui répond à nos critères sont considérés pour obtenir une identification en douance, obtiennent un plan d’enseignement individualisé (PEI) », et cela « peu importe l’âge de l’enfant ». L’un des critères pour s’inscrire dans ce genre d’établissement consiste à ce que l’un des parents, au moins, soit catholique.
Quoi qu’il en soit, le mal est là. « Pour le soigner, il faut commencer par le quantifier en établissant une liste exhaustive de ces enfants, et cela dans le but de prendre conscience de l’ampleur des dégâts ainsi que de la frustration à la fois des enfants et des parents », préconise Fayza Abdallaoui.
Pour l’heure les données sont loin de se bousculer dans ce domaine et, si la situation demeure telle qu’elle est aujourd’hui, cette sorte d’hémorragie intellectuelle intra-muros ne s’arrêtera guère et les « surdoués » passeront leur Bac, mais en anglais.