En situation d’urgence, le fédéral perd son français
OTTAWA – La pandémie de COVID-19 a mis en lumière les difficultés de l’appareil fédéral à respecter ses obligations linguistiques, principalement en français, note le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge. Et le problème n’est pas nouveau.
« Chacune des récentes situations d’urgence a révélé des lacunes flagrantes et récurrentes qui peuvent avoir des conséquences néfastes, voire mettre la vie du public en danger », écrit le commissaire Théberge dans son rapport sur l’incidence des situations d’urgence sur les langues officielles, publié ce jeudi.
Conférences de presse majoritairement en anglais, relâchement des restrictions de Santé Canada sur l’étiquetage bilingue de produits potentiellement dangereux, communications unilingues ou mal traduites, difficultés accrues pour les fonctionnaires de travailler en français… La liste est longue des ratés du fédéral en ces temps de COVID-19.
Des problèmes qui touchent majoritairement les services et communications en français, note le commissaire, qui rappelle que 7,7 millions de Canadiens ont le français comme première langue officielle parlée, dont certains ne parlent pas l’anglais, et que même pour les bilingues, en situation d’urgence, il n’est pas rare de revenir « à la facilité et à l’assurance instantanées de sa première langue officielle ».
Pas un problème nouveau
Le Commissariat a vu atterrir quelque 100 plaintes sur son bureau, dont 72, recevables, font l’objet d’une enquête. Mais son analyse s’étend sur des situations d’urgence de 2010 à 2020.
« Dès le début de la pandémie, on a observé des manquements flagrants et on a réalisé que chaque fois, les problèmes se ressemblent. Je voulais donc donner une vision plus large », explique-t-il.
Preuve que ces problèmes ne sont pas nouveau : la conférence de presse juste en anglais lors de la fusillade du 22 octobre 2014, les courriels unilingues aux fonctionnaires fédéraux en réponse à une menace terroriste potentielle en 2016 ou encore, lors des inondations de 2019.
« La pandémie a démontré des failles dans le système qui se répètent d’une fois sur l’autre. On peut parler d’un problème systémique. »
À chaque fois, la même rengaine : l’urgence d’agir pour justifier le non-respect de la Loi.
Les provinces aussi concernées
Après chaque crise, M. Théberge estime toutefois que ses recommandations ont permis des changements. Mais la COVID-19 a montré qu’ils n’étaient pas durables.
« Les améliorations apportées sont souvent à court terme, car elles ne sont pas formellement intégrées dans le fonctionnement des institutions fédérales. Si bien qu’à chaque changement, elles perdent la mémoire institutionnelle. »
Le fédéral n’est pas le seul que M. Théberge pointe du doigt. Même si les juridictions provinciales et municipales ne sont pas soumises aux obligations prévues dans la Loi sur les langues officielles, la situation y est également inquiétante.
Les nombreux ratés du système national d’alertes au public le démontrent, comme lorsque la Colombie-Britannique a communiqué sur un risque de tsunami ou que l’Ontario a prévenu sa population d’un possible incident nucléaire à Pickering juste en anglais.
« En cas d’urgence, la priorité devrait être de joindre le plus grand nombre de personnes », juge le commissaire.
Des pistes pour régler la situation
Pour améliorer la situation, M. Théberge formule trois recommandations.
Il réclame que le Bureau de la traduction et les institutions fédérales se dotent d’un plan d’action pour faciliter la rédaction et la diffusion simultanée de communications d’urgence bilingues, comme un service de traduction accéléré pour les situations d’urgence.
Il demande également que l’appareil fédéral revoie ses procédures d’urgence, dans les 18 prochains mois, pour s’assurer qu’elles comprennent des directives claires quant aux obligations linguistiques en matière de communication et que le personnel y soit formé.
« Il faut se préparer avant les urgences, car ce n’est pas lorsqu’elles surviennent qu’on va le faire! On a besoin de mécanismes formalisés. »
M. Théberge suggère, enfin, au gouvernement, dans la prochaine année, de développer une stratégie pour encourager et appuyer les provinces et les municipalités afin qu’elles communiquent en français et en anglais en situation de crise.
Indisponible pour commenter le rapport, la ministre des Langues officielles, Mélanie Joly indique, dans une déclaration écrite, prendre acte de ces recommandations et reconnaît qu’il s’agit « d’une question de sécurité ».
L’opposition et la FCFA demandent de l’action
Les résultats de ce rapport ne surprennent pas la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada.
« On met à risque nos citoyens et pour que cela change, il faut une modernisation de la Loi sur les langues officielles qui lui donne des dents », explique son président Jean Johnson, qui craint que les recommandations du commissaire ne restent lettre morte. « Il faut que le gouvernement cesse les belles paroles et agisse dans ce dossier pour imposer les obligations linguistiques à l’appareil fédéral. »
Cette demande trouve un appui auprès du Nouveau Parti démocratique (NPD).
« On a sacrifié la sécurité au nom de la rapidité pendant la pandémie, une situation qui aurait pu être évitée avec une loi modernisée. C’est pour cela que nous avons présenté une motion au comité des langues officielles afin de demander des comptes au gouvernement fédéral. On veut que les dérapages dont on a été témoin pendant la pandémie cessent et on doit s’attaquer à la racine du problème », lance sa porte-parole aux langues officielles, Niki Ashton.
Minces progrès
Tout en reconnaissant que les problèmes soulevés existaient déjà lorsque le Parti conservateur du Canada (PCC) était au pouvoir, son homologue conservateur, Alain Rayes, dénonce l’inaction du gouvernement.
« Ça fait plusieurs mois que nous sommes dans cette crise et rien n’a changé. Au Québec, j’ai reçu une demande pour télécharger l’application « Alerte COVID » en anglais! M. Duclos [Président du Conseil du Trésor] a attendu que soient soulevés par les médias les problèmes du respect de la langue de travail dans la fonction publique pour émettre une note! C’est une question de volonté politique. Le gouvernement et la ministre Joly doivent faire leur devoir! »
Si quelques progrès ont été observés depuis mars, M. Théberge note que les défis demeurent.
« On le voit avec la langue de travail dans la fonction publique ou encore certaines communications unilingues, il y a encore des défis auxquels on n’a pas la capacité de répondre. »
Cet article a été mis à jour à 15h31