Entre dangers et secrets, une histoire se trame

Alain Farah littérature Monia Mazigh
La cérémonie de mariage avec laquelle s’ouvre le roman d'Alain Farah n’est qu’une excuse pour nous faire promener dans les dédales du temps. Montage ONFR+

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

Une cérémonie de mariage qui dure des années? N’avez-vous jamais entendu une telle extravagance ou aberration? Oh que oui! Certainement, si vous lisez le récent roman autobiographique d’Alain Farah, auteur québécois de Mille secrets mille dangers. Un roman pour lequel il a obtenu le Prix de la gouverneure générale du Canada.

Mais la cérémonie de mariage avec laquelle s’ouvre ce roman de presque 500 pages n’est qu’une excuse pour nous faire promener dans les dédales du temps et dans les rues et ruelles de Montréal. Un retour en arrière dans les années qui ont marqué l’enfance d’Alain Farah pour passer par son adolescence et se terminer en apothéose dans cette cérémonie de mariage interminable ponctuée par ces retours, arrêts et demi-tours.

Cet écrivain est drôle, anxieux et franc. Il nous parle du mariage raté de ses parents, de leurs querelles et déchirures interminables, de ses amis à l’école et de sa famille proche surtout de son cousin, ami, souffre-douleur et complice et qui sera son garçon d’honneur.

Parler de l’intime est la chose la plus difficile à entreprendre. Car il ne s’agit pas de se raconter comme on l’écrirait dans son journal intime mais plutôt de se rendre vulnérable sans toutefois se dénuder complètement de différentes couches que sont les parents, la famille et les amis.

« Les mille secrets » à avouer dans un roman de ce genre ne seraient en fait que « des mille dangers » pour nos relations familiales intimes et privées. Et pourtant, Alain Farah le fait avec brio. Surtout quand il évoque sa maladie chronique, un héritage malencontreux de son père, mais aussi des visites répétées aux médecins et des listes de médicaments qui s’allongent avec l’âge, de la mort des êtres chers et de ses bêtises stupides et enfantines.

Des familles qui ont immigré de leurs terres ancestrales

Les parents d’Alain Farah sont ce qu’on appelle communément des « chwam », des Levantins, des Égyptiens originaires du Levant : la Syrie, le Liban et la Palestine. Des familles qui ont immigré de leurs terres ancestrales à la fin du 19e siècle ou au début du 20e siècle pour s’établir en Égypte, pays qui deviendra leur pays d’adoption mais qui les trahira sous les années du panarabisme Nassérite des années 60 et 70. Ce qui les incitera à s’établir dans des pays plus ouverts comme fut le Canada pour ses parents.

Une histoire riche et complexe dont l’auteur ne parle que pour évoquer son rapport à la langue de ses parents, à la religion chrétienne et à ses différentes dénominations qui se haïssent mais cohabitent tant bien que mal.

Bref, il ne rentre jamais dans ces détails mais on les sent présents et subtils à chaque bout de phrases. Les « ya ebni », ou des « ya Baba », que se lancent respectivement et affectueusement père et fils dans leur dialogue et le naturel débordant qui en ressort.

M. Farah, tout en décrivant son mariage dans ses minutieux détails, nous emmène dans le Montréal multiculturel des années 90. L’école secondaire, l’amitié, la musique, les bandes de jeunes, les jeux vidéo… tout y passe, agrémenté par les tensions, les erreurs de jeunesse et encore la famille qui fourre son nez dans tout et qui dans sa tentative de protéger, pourrit l’atmosphère.

Une réflexion pertinente sur des enjeux d’aujourd’hui

Mais dans son livre, l’écrivain ne fait pas que retourner en arrière sur des histoires du passé. Au contraire, il y a toujours une réflexion pertinente sur des enjeux d’aujourd’hui, un état des lieux sur l’amitié, sur l’amour, sur les relations parentales et filiales, et sur les croyances.

Il y a même un clin d’œil à la superstition qui de loin parait superficielle et hilarante mais qui examinée de proche est tendre et révélatrice de nos faiblesses, de nos côtés irrationnels et surtout de notre insécurité dans un monde de « mille dangers ».

J’ai connu Alain Farah alors que nous étions tous les deux chroniqueurs pour l’émission littéraire Plus on est de fou, plus on lit sur les ondes de Radio-Canada. Je le trouvais à la fois sympathique et rigoureux dans ses critiques des livres ou opinions littéraires. Jamais avant de lire son roman, je ne l’ai connu sous ce jour de fils, de l’amoureux, du cousin taquin, de l’adolescent qui veut pousser les limites mais aussi de l’arabe qui grandit dans le Montréal multiculturel qui s’y perd par moment et qui ne s’aime pas trop.

Son roman, malgré une certaine lenteur qui nous agrippe par moment et ce mariage qui dure une éternité, est un miroir qui brille sur nos faces que nous essayons de cacher de nous-mêmes et dont la lumière aveuglante nous éclabousse en plein visage quand on se met à l’écriture. Ah, ce pouvoir que l’écriture tient sur nous!

« Gentiment, sournoisement et doucement, on déballe tout. On se regarde dans le miroir en face et on raconte »

Je le décrirai comme ce pouvoir qu’ont les coiffeuses de ce monde sur nous dès qu’on monte sur leur chaise et qu’elles commencent à nous coiffer. Gentiment, sournoisement et doucement, on déballe tout. On se regarde dans le miroir en face et on raconte.

La coiffeuse continue à poser ses questions innocentes, et nos tripes qui bougent et qui ramènent tout à la surface. Une histoire après l’autre. L’amour manqué, les départs douloureux, les ruptures difficiles et les plaies qui ne guérissent jamais.

C’est un peu ça l’écriture. Une visite chez la coiffeuse, un regard dans le miroir et le tour est joué : les secrets sont déballés et le livre est écrit. Quand je me suis lancée en écriture, j’ai commencé par un récit autobiographique : Les larmes emprisonnées. Un périple à la fois délicat et douloureux. Depuis, j’ai trouvé dans les romans un refuge idéal pour mes histoires.

L’autobiographie n’est jamais trop loin mais je la laisse quand – même confinée dans son coin. Ses forces sont tentaculaires. Elles nous chatouillent, au point de nous affaiblir et nous mettre à nu.

Alain Farah a fait un peu le chemin inverse. Après des romans et des essais, il s’est lancé dans le labyrinthe de ses mémoires. Une réussite incontestable.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.