Culture

Mathieu Grondin : changer la perception de la nuit 

Mathieu Grondin, commissaire à la vie nocturne d’Ottawa. Gracieuseté

Comédien dans une autre vie, militant de la nuit à Montréal, devenu aujourd’hui commissaire à la vie nocturne d’Ottawa, Mathieu Grondin incarne un parcours au service d’un renouveau culturel. Entre rêves personnels et stratégies urbaines, il veut faire de la nuit un espace de liberté, de création et d’inclusion. Rencontre avec un fonctionnaire pas comme les autres, bien décidé à réveiller la capitale.

« Vous avez été comédien. Que retenez-vous de cette époque?

J’ai été comédien de l’âge de 5 ans jusqu’à mes 25 ans. J’ai fait plusieurs choses, c’était une époque importante dans ma vie, mais ça fait déjà plus de 20 ans que j’ai cessé de jouer. J’aimais ça, mais j’avais envie d’explorer autre chose. Je suis passé à la réalisation, j’ai fait beaucoup de vidéoclips, de publicités, un peu de cinéma, de télévision, puis je me suis spécialisé en montage. Et les hasards de la vie m’ont amené à fonder un organisme pour la vie nocturne en 2017, qui a rapidement gagné une attention nationale et internationale. Aujourd’hui, je consacre tout mon temps à cette question de la vie nocturne.

Comment êtes-vous passé du milieu artistique à la politique urbaine de la vie nocturne?

J’ai toujours gardé un pied dans la culture. J’étais aussi disc jockey, j’organisais des événements. J’ai travaillé pour des festivals de cinéma, programmé des volets événementiels. Je connaissais donc bien le milieu nocturne. Mais il y avait une stigmatisation importante, beaucoup de complications administratives, des frictions avec la police et les pompiers. On s’est donc réunis à Montréal, avec d’autres organisateurs, pour créer un organisme qui défend les intérêts des citoyens nocturnes. On a ensuite établi un dialogue avec la Ville de Montréal, obtenu un financement, mis en place un plan d’action, un Conseil de la nuit, publié des études, organisé des conférences. 

On a même testé l’expansion des heures de vente d’alcool avec un événement de 29 heures, pour démontrer quels en seraient les impacts sur la santé publique, l’économie, les artistes et l’espace public. Cela a mené à l’adoption d’une politique de la vie nocturne et, par exemple, à émettre des permis d’opération de 24 h pour des centres de spectacle. 

Ça s’est fait graduellement, puis on a organisé des sommets à Montréal. J’avais beaucoup de prises de parole pour conseiller les villes, entre autres, et plaider pour s’inspirer du modèle des « maires de nuit » en Europe. Puis, Ottawa s’est intéressée à notre modèle. Et quand le poste de commissaire a été créé, j’ai tenté ma chance. Et me voilà.

Vous êtes passé du militantisme à la fonction publique. Comment vivez-vous cette transition?

C’était une volonté de ma part. En tant que militant, on identifie les problèmes, mais on ne peut pas forcément les régler. J’ai voulu me salir les mains en essayant de réparer le moteur de l’intérieur, parce qu’il y a quand même des frustrations qui viennent avec le fait d’être un activiste. Je reste un défenseur de la vie nocturne, mais mon rôle de fonctionnaire me donne les outils pour mettre en œuvre les solutions. C’est une transition qui m’a permis d’avoir un impact plus direct et durable.

Et les frustrations du côté fonctionnaire, en décelez-vous aussi?

Pour être honnête, ici à Ottawa, ça avance très vite. J’ai été bien accueilli par l’administration. Tout le monde semble vouloir développer la vie nocturne et éviter les erreurs faites ailleurs. En moins d’un an, on a déjà une dizaine de propositions prêtes à aller au conseil municipal. À Montréal, il a fallu sept ans pour en arriver là.

Mathieu Grondin veut faire d’Ottawa, une ville où il fait bon vivre… la nuit. La Presse canadienne/Spencer Colby

Est-ce qu’Ottawa vous a surpris?

Oui, beaucoup. Il y a ici un réel engagement de toutes les parties prenantes : conseillers municipaux, administration, partenaires externes… Tout le monde rame dans la même direction. Le dossier de la vie nocturne est moins politisé qu’à Montréal, où l’on est dans une optique de gestion des externalités négatives et où des politiciens ont l’impression d’avoir une grosse pression des associations de résidents.

À Ottawa, il y a des défis, bien sûr – la taille du territoire, le transport, la faible densité au centre-ville – mais la volonté de faire bouger les choses est réelle.

Aussi, j’étais surpris de constater qu’on sous-estime Ottawa. On la traite parfois injustement de ville de fonctionnaires. Il y a une vie culturelle riche, des initiatives incroyables. Il faut juste mieux les mettre en lumière afin de développer une offre qui pourrait être attractive justement pour les gens de Montréal et de Toronto, de venir à Ottawa et d’avoir un peu toutes les facilités d’une grande ville, mais dans une ville à taille plus humaine.

Qu’est-ce que représente la nuit pour vous, personnellement?

La nuit, c’est un marqueur identitaire pour moi. Je me sens plus proche d’un autre ‘nocturne’ à l’autre bout du monde que d’un voisin qui partage ma langue. La nuit permet d’être soi-même, de se libérer des contraintes du jour, dont cette nécessité de se conformer.

La nuit c’est un espace de liberté, de création, d’expérimentation. Les plus grandes idées, les plus grandes œuvres d’art, les plus grandes révolutions ont été fomentées la nuit.

Rassurez-nous… vous dormez la nuit?

Oui, ça m’arrive (rires). Encore plus maintenant que je suis fonctionnaire. C’est peut-être l’ironie de la chose : c’est un poste de jour qui me permet de défendre les intérêts de la nuit. Parfois, je suis présent sur le terrain la nuit aussi, bien sûr.

Votre père était animateur de radio, votre frère est comédien… Est-ce que cela vous a influencé?

Absolument. Mon père faisait de la radio de nuit, il terminait à 3 heures du matin. Je l’accompagnais parfois. Je m’endormais même dans le studio. J’avais l’impression d’accéder à un monde secret, tandis que d’autres enfants devaient aller se coucher tôt, contrairement à moi.  Pour ce qui est de mon frère, il est comédien, je l’ai été moi aussi. Le cinéma fait partie de nos vies. C’est sûr que tout ça teinte mon parcours. Je ne me considère pas comme un artiste engagé, mais je suis assurément un citoyen engagé pour la culture.

La francophonie peut-elle jouer un rôle dans le renouveau culturel nocturne à Ottawa?

Oui, elle a un rôle à jouer dans ce renouveau nocturne qu’on essaie d’apporter. Il y a un dynamisme, une sensibilité culturelle plus grande, je crois, dans les communautés francophones. Une proximité avec le Québec aussi. La nuit est un espace de diffusion, d’expression artistique. Il y a là une opportunité pour les francophones d’investir ce plan d’action, de monter des projets et de se mettre en valeur. 

Si vous pouviez changer une seule chose dans la perception de la vie nocturne?

L’idée que la nuit est dangereuse est fausse. Les statistiques le montrent. La nuit est sécuritaire, parfois même plus que le jour. La nuit, particulièrement ici en Amérique du Nord, ou au Canada, est extrêmement sécuritaire et je pense que les gens auraient intérêt à la fréquenter plus souvent pour la démystifier, la redécouvrir et l’apprivoiser. 

Et le marché By?

Le problème là-bas est surtout lié à la santé publique et à la pauvreté. 

C’est sûr qu’il y a un inconfort et quand on parle de sécurité, la perception de sécurité est parfois aussi importante que la réalité sécuritaire. Mais moi, quand je me promène dans le marché By, c’est sûr que je me sens bien, mon profil y est aussi pour quelque chose : je suis un homme dans la quarantaine. Mais je pense qu’il y a plein d’actions qui sont mises en branle en ce moment par différents niveaux de gouvernement, différentes agences, pour faire en sorte que les gens se sentent en sécurité. Et j’ai bon espoir qu’on va y parvenir et redynamiser le marché dans les prochaines années.

La nuit, c’est aussi le rêve… Quel est votre rêve pour Ottawa dans 5 ou 10 ans?

Que les projets qu’on a lancés se concrétisent. L’ouverture d’une nouvelle salle dans le marché By, le 200e anniversaire, la revitalisation du centre-ville, l’arrivée de l’aréna des Sénateurs… Tout cela peut transformer complètement la nuit à Ottawa. Je veux que dans 5 ou 10 ans, on ne parle plus de la vie nocturne d’Ottawa comme on le fait aujourd’hui.

Et votre rêve personnel?

Mon rêve, c’est qu’on fonde un institut dédié à la culture et à la vie nocturne, ici au Canada. Un lieu de diffusion, d’archives, de réflexion, pour valoriser notre histoire nocturne et la recherche sur le sujet. Et… de prendre des vacances! »


1979 : Naissance à Montréal

2017 : Fonde MTL 24/24, organisme qui analyse et structure la vie nocturne à Montréal

2024 : Devient commissaire à la vie nocturne à Ottawa