Épuisement, dévalorisation, assimilation… les garderies francophones en Ontario craignent le pire
La question des garderies francophones est au cœur des débats en Ontario depuis plusieurs années avec l’initiative fédérale visant à réduire les coûts des services de garde à 10 $ par jour sur cinq ans. Pourtant, en 2024, la situation s’est aggravée et les acteurs de la petite enfance s’inquiètent pour l’avenir.
L’Association francophone à l’éducation des services à l’enfance de l’Ontario (AFÉSEO) représente 21 garderies francophones réparties sur l’ensemble du territoire ontarien et, pour la directrice, « c’est la débandade dans le système ».
Martine St-Onge déplore un manque de reconnaissance dans le financement, aggravé par le fait que le processus transite par les municipalités, pas toutes assujetties à la Loi sur les services en français. Résultat : « On ferme des centres, le personnel est épuisé, la relève n’est pas là. »
Et si on veut payer le personnel éducateur à sa juste valeur, si on veut une alimentation saine, du matériel de qualité, puis pour les francophones particulièrement, un environnement linguistique riche, « il faut payer le système à sa juste valeur », clame-t-elle.
Or, « on finance un système d’il y a quatre-cinq ans, mais, avec la flambée des prix et avec la hausse des salaires publics, la personne éducatrice est reléguée au dernier échelon de la société ».
Audrey Adam, la directrice de la garderie Croque-Soleil à Kingston croit que s’il n’y a pas de services de garde en français pour les familles francophones, le risque de ne pas développer la langue sera bien réel.
« Il y a plusieurs enfants qui arrivent au primaire qui ne parlent aucunement le français, tandis que leurs parents sont tous les deux francophones. »
Mme Adam, qui est aussi éducatrice de la petite enfance, regrette que le système des garderies francophones ne fasse pas partie de ce qu’on appelle le continuum en éducation. « Nous sommes régis par le ministère de l’Éducation, mais on dirait qu’il y a un double standard pour les garderies. On nous perçoit comme seulement des services de garde et non d’éducation, mais je peux vous dire que nous devons suivre le curriculum du ministère de l’Éducation. »
Un sentiment que partage Mme St-Onge qui reconnaît que « tout le monde s’entend pour dire que la petite enfance, c’est à la base de toute la vie. Mais la considération qu’on lui donne n’est pas cohérente avec l’importance que la science lui donne ».
Dans les Comtés unis de Prescott et Russell, Danika Joly, superviseure des services de la petite enfance, souligne d’autres défis de taille : « Il y a très peu de ressources pédagogiques en français, les loyers pour les garderies qui ne sont pas intégrées dans une école coûtent très cher, les travaux de recherche qui sont faits à l’international ne sont jamais disponibles en français. »
Selon elle, « on doit toujours faire appel à un traducteur. Pour les enfants en besoins particuliers aussi, il y a de la difficulté à avoir des services pour les familles francophones. Là encore, les activités de développement professionnel pour les éducatrices ne sont pas disponibles en français ».
Des milliers d’enfants exposés à l’assimilation
Les subventions accordées aux municipalités dans le but d’atteindre le forfait journalier de 10 $ par jour aideront les familles à accéder aux services, mais seulement s’il y a du service, rappelle Mme St-Onge.
Dans les centres éducatifs de la petite enfance, ce qui est en place ne suffit pas à bonifier les salaires des éducateurs, à améliorer les conditions de travail ni à rendre le secteur attractif sur le marché de l’emploi. Face à cette situation, de nombreuses garderies se tournent vers l’immigration francophone pour combler les postes vacants, tandis que les listes d’attente pour l’inscription de nouveaux enfants continuent de s’allonger.
La garderie Le Petit Chaperon rouge à Toronto indique qu’au sein de ses huit garderies, l’organisme observe une augmentation significative de demandes d’inscription. 2605 familles sont en attente d’une place dans leurs garderies et services avant et après l’école.
À Kingston, la garderie Croque-Soleil, dont le deuxième centre a ouvert l’été dernier, recense déjà 120 familles sur la liste d’attente et aucune place avant septembre 2025.
Dans la région du Grand Sudbury, où règne aussi une forte pénurie de personnels éducateurs qualifiés, « le temps d’attente est de 17 mois en moyenne pour l’obtention d’une place dans un centre de la petite enfance (CPE) », confirme Aline Fablet, coordinatrice du marketing et des communications du Centre francophone de Sudbury. Plus de 960 enfants figurent sur les listes d’attente des CPE de la ville.
Cette pénurie continue n’est pas sans conséquence… « En trois ans, le Carrefour francophone a été contraint de suspendre les programmes de CPE de façon temporaire et de redéployer ses services dans des sites à proximité. Des mesures exténuantes pour les équipes et perturbantes pour les familles », constate Mme Fablet.
Darine Ben, une jeune mère de famille à Ottawa, se dit particulièrement inquiète de cette situation. À la recherche de places en garderie, elle a récemment accouché de deux jumelles. « Déjà pour un enfant, c’est compliqué, alors pour deux places au même endroit, vous imaginez le problème », témoigne-t-elle.
« On m’avait dit que l’idéal, c’était d’inscrire ses enfants alors qu’ils n’étaient même pas nés. J’ai cru que les gens se moquaient un peu de moi. Je ne l’ai pas fait et je regrette », confie celle qui a déjà dû rallonger son congé maternité.
Pour Mme Ben, les options restent limitées. La jeune maman voudrait mettre ses enfants dans un centre agréé, car le privé reste trop cher. Dans ses recherches, elle est tombée sur des gardiennes à domicile qui ne parlaient ni français, ni anglais.
« On voulait vraiment mettre nos enfants en français, mais ça a l’air compromis. En plus, il y a des centres francophones qui ont accepté des familles anglophones, donc en tant que francophones, nous ne sommes même pas prioritaires. On s’est même fait demander des frais pour sécuriser une place allant jusqu’à 1 500 dollars par enfant », rapporte-t-elle.
Besoin de 14 000 éducateurs de la petite enfance en Ontario
L’entente entre Queen’s Park et Ottawa prévoit la création de 250 000 places en garderie d’ici 2026 à un prix moyen de 10 $ par jour, mais, pour y arriver, le gouvernement ontarien estime qu’il faudrait embaucher plus de 14 000 travailleurs de la petite enfance.
Les éducateurs se font rares en Ontario, et plusieurs causes en sont à l’origine. D’abord, la réduction du prix des garderies, bien que considérée comme une bonne nouvelle, a mis en lumière le manque de places dans les centres de la petite enfance francophones qui ont vu les demandes d’inscription augmenter en très peu de temps, sans pouvoir répondre à la demande.
Martine St-Onge, estime que l’accessibilité est « pire qu’avant le programme de financement fédéral-provincial. Parce que les parents sont encore plus en attente. Puis là, l’enjeu est différent, puisque avant, les places n’étaient pas toutes prises parce que ça coûtait trop cher aux familles ».
Les éducatrices et les directions des centres éducatifs s’accordent pour dire que le manque de personnel est le principal défi qui empêche la création de place et la construction de nouveaux centres.
Dans les Comtés unis de Prescott et Russell (CUPR), Danika Joly, atteste vivre les mêmes défis. « Ce qui est triste avec ça, c’est qu’on a l’autorisation, dans certaines garderies, d’ouvrir des salles pour offrir un service, mais on n’a pas les éducateurs pour offrir le service. »
Deux ans auparavant, le service de la petite enfance des CUPR a offert un cours avec le Centre de services à l’emploi pour former des éducateurs et éducatrices de la petite enfance. « Ce qu’on a réalisé, c’est que bien que des gens se sont inscrits, les horaires ne les ont pas vraiment intéressés. Il y a beaucoup de split shift soit avant puis après l’école. »
Du côté de la garderie Croque-Soleil, avoir du personnel qualifié en français implique de lui offrir une formation. « On a un boom de l’immigration ici, donc je peux trouver des employés, mais je leur demande d’aller à l’école. Pour mon personnel qui ne parle pas anglais, je l’envoie à Ottawa ou à Montréal, notamment pour les cours de premiers soins, puisqu’il n’y pas les ressources en français à Kingston. »
Mais pour attirer de nouveaux employés, Audrey Adam affirme qu’il faut revaloriser le métier. « Les salaires sont bas, alors qu’on a sûrement le même nombre d’années d’études que les comptables, qui font en moyenne 15 dollars de plus que nous. Le fait aussi que ce soit un métier principalement de femme et que ça affecte les mères, qui, sans les garderies, sont empêchées de développer leur carrière. »
Cette question du salaire demeure primordiale pour Mme St-Onge. « Si demain matin, on avait une baguette magique, puis qu’on augmentait le salaire du personnel éducateur de façon équitable et comme les postes similaires dans les conseils scolaires, ce serait un atout, mais on ne réglerait quand même pas tout. »