Est-ce qu’on naît poète ou est-ce qu’on le devient?

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

C’est la question que je me suis posée en lisant dire le dernier recueil de poésie, d’Andrée Lacelle, publié en 2022 chez Prise de parole. La poétesse franco-ontarienne m’aide dans mon questionnement. Par bribes, par prose, par mots, elle revisite ses écrits, son histoire et des lieux de sa mémoire.

Son enfance, ses parents, ses enfants, et surtout ses livres. Ceux qu’elle a écrits et ceux écrits par d’autres. Des livres qu’elle a aimé lire, y plonger, s’en submerger puis les relire. Ses auteurs favoris. Elle nous transporte dans son monde intime rempli d’émotions et de mots. La fillette, l’adolescente, la jeune femme, la mère et toujours cet être sensible qui repousse l’aberration de ce monde par des vers, des mots et encore des mots.

C’est comme si, pour une poète, les gestes ou les phrases sont inexistants ou insuffisants pour exprimer leur amour, leur tristesse ou leur détresse. Et heureusement pour elle et nous aussi. Une chance de pouvoir lire ces poèmes et de savourer en silence les mots qui nous ont manqués ou les émotions qui nous échappent ou nous rendent si confus.

Mais dans son dernier recueil dire, Mme Lacelle ne fait pas que de la poésie, elle réfléchit à voix haute avec ses lecteurs mais également avec la poète franco-canadienne Nicole Brossard sur des thèmes comme le silence, le dialogue et le poème. Des thèmes fascinants qui, de prime abord, nous paraissent contradictoires, mais qui ne sont en réalité que des extensions naturelles des multiples facettes de nos vies.

Sans le silence, comment peut-on apprécier les mots? Lors de cette conversation, enregistrée pendant le Salon du livre de Toronto en 2004, Nicole Brossard lance cette phrase « le mot silence est de plus en plus en moi parce que je pense que les deux choses les plus précieuses dans l’avenir seront l’eau et le silence ».

Presque une décennie plus tard, on ne peut que confirmer cette phrase presque prémonitoire. Nicole Brossard parle en fait de pollution sonore et de pollution sémantique. Des mots et des paroles qui font mal à nos oreilles et attaquent notre cerveau qui souffre de cet assaut dirigé vers ses neurones et qui n’a qu’un seul souhait : retrouver le silence pour survivre et apprécier la vie.

Au début de dire, Andrée Lacelle choisit des mots et fabrique tout autour des petits textes. Des textes qui paraissent anodins mais qui sont d’une profondeur sur le sens des mots et sur les décisions qui nous guident dans la vie. Je suis éblouie par une référence au peintre Paul Klee, artiste et visionnaire du siècle dernier, appelé le magicien des signes.

Quelle coïncidence de voir Andrée Lacelle y faire allusion alors que quelques jours avant de lire son recueil, je suis tombée par hasard sur un article portant sur l’œuvre de Paul Klee, peintre suisse et qui, en décidant de se rendre en Tunisie, mon pays natal, avec deux autres amis peintres, a compris en apercevant la lumière qu’il était peintre. Andrée Lacelle parle de Klee et des signes. Il faut chercher ces signes autour de nous ou dans les voyages pour se découvrir soi-même.

C’est justement dans ces signes et ces départs de lieux familiers que commence le processus de création. Pour Paul Klee, c’est la lumière. La même qui m’a bercée et fascinée pendant mon enfance, qui lui a fait comprendre qu’il était peintre. Pour Andrée Lacelle, c’est la traversée de la rivière de l’Outaouais « en quête d’un monde à habiter autrement » qui fut une sorte de point de départ. Le voyage initiatique. Le moment où l’inné se déclenche et le travail de poète se met en branle pour transporter l’autrice dans le monde des quatrains et des vers.

Dans une entrevue accordée à La bibliothèque des Amériques, Andrée Lacelle partage ses œuvres ou deux catégories : L’avant-coup et l’après-coup.( https://www.bibliothequedesameriques.com/actualites-litteraires/portraits-dauteurs/10-questions-andree-lacelle)

Les recueils qui arrivent après une rupture ou une douleur et l’avant-coup, ceux qui anticipent, qui tâtonnent, qui essaient de comprendre, qui osent effleurer le sens de la vie.

Je n’ai pas lu la voyageuse, autre recueil de Andrée Lacelle, mais elle en discute avec sa collègue Nicole Brossard et le qualifie d’« écriture anticipatoire ». Qu’est-ce qui habite la poète et comment trace-t-elle son chemin dans un monde sans boussole? Elle parle d’un ouvrage dédié à sa mère. Une femme qui lui a donné naissance et qui l’a marquée par sa présence et par son imaginaire.

Je trouve cette catégorisation très intelligente et éclairante. Un peu comme comprendre le monde a fortiori et a posteriori. Ou alors comprendre le monde rationnellement ou émotionnellement. Avec la tête et avec le cœur. En adoptant cette catégorie, Andrée Lacelle fait le tour du monde non seulement à travers les livres mais aussi les idées, les philosophies et les sens. Beaucoup y passent : Catherine Pozzi et Paul Valéry. Hannah Arendt et Martin Heidegger, Hélène Cixous, Dostoïevski, pour ne citer que quelques-uns de ses auteur.es favori.es. Elle les met sur sa table de chevet, les lit et les relit pour y trouver un sens à la folie dans nos vies.

Une poète n’est jamais trop loin des sens : le toucher, la vision, l’ouïe, le goût et l’odorat. Tout y passe dans la poésie. Les mots explorent, essaient de comprendre, transmettent des idées, tirent sur la gâchette en espérant atteindre la cible puis reprennent de plus belle. À chaque fois, l’espoir de mieux cerner sa cible et de mieux capturer son butin.

Le dernier recueil de Andrée Lacelle, dire, finaliste au prestigieux prix Trillium, est une sorte de promenade qu’entreprend la poète dans sa tête et parmi ses propres écrits et ses lectures. Une sorte d’union entre l’avant-coup et l’après-coup. Une synthèse d’une œuvre franco-ontarienne où le français et l’identité sortent toujours gagnants.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.