Extrême nervosité en Ontario après l’assassinat du président haïtien
TORONTO – Haïti est en état de siège. L’assassinat du président Moïse Jovenel dans la nuit de mardi à mercredi est une énième convulsion dans l’escalade de la violence et plonge un peu le pays dans l’abîme institutionnel, économique et humanitaire. Meurtris et impuissants, les Haïtiens de l’Ontario suivent la situation avec appréhension.
La chanteuse de jazz d’Ottawa Ferline Régis, qui fête son anniversaire ce mercredi, confie son émoi : « Je suis très triste. J’ai tout de suite appelé mes proches là-bas. Ils sont aussi sous le choc. Ça me fait très mal mais je garde espoir que les choses changent. On espère tous que les Haïtiens vont continuer de prier et de travailler ensemble pour sortir de l’instabilité que vit le pays. »
« Ce genre d’action n’a plus sa place dans des États qui se veulent démocratiques », a réagi au micro d’ONFR+ l’ambassadeur d’Haïti au Canada, Weibert Arthus. « Cette situation me laisse perplexe. Espérons qu’il n’y aura pas de dérapages qui nous feront craindre le pire. La situation est calme pour le moment et le gouvernement fait des efforts pour que cela reste ainsi », assure le diplomate d’Ottawa.
Le drame intervient en plein processus de transition politique. Les listes électorales ont récemment été ouvertes pour permettre aux partis politiques de s’inscrire en vue des prochaines élections législatives et présidentielles de septembre et novembre. En attendant, c’est le premier ministre par intérim, Claude Joseph, qui assure la continuité de l’État. En début de journée, le dirigeant a appelé la population au calme et laissé filtrer des détails entourant les circonstances de l’assassinat.
Un scénario mis en doute
Ce dénouement brutal interroge au sein de la communauté haïtienne de l’Ontario. Patrick Auguste, vice-président de la Coalition des noirs francophones de l’Ontario, met en doute le scénario officiel et soupçonne un acte fomenté de l’intérieur même du pouvoir.
« Un commando armé parlant anglais et espagnol serait entré clandestinement au pays puis reparti sans être inquiété? Vraiment? Et où était la sécurité du président? S’ils sont arrivés dans un avion, comment ont-ils pour fait pour franchir la douane de l’unique aéroport sous contrôle du pouvoir? Le premier ministre qui a pris le pouvoir et qui fait des déclarations depuis ce matin était sur le point d’être remplacé. Est-ce ce que le coup ne serait pas parti de celui-là? La version officielle est douteuse. On a de quoi être très inquiet. »
M. Auguste est préoccupé par une telle concentration de pouvoir entre les mains d’un seul homme et s’inquiète du climat d’insécurité dans lequel des élections pourraient se tenir. « L’opposition ne va pas accepter d’aller en élection avec ce pouvoir en place. La Cour de cassation (équivalent Cour suprême au Canada) devrait prendre le relai de la transition politique », estime-t-il, « mais cette option prévue par la Constitution est contestée. Avec les gangs armés dans la rue, cette situation nous emmène dans un chaos. Aller vers la Cour de cassation démontrerait une certaine sagesse ».
Sous perfusion économique internationale, l’État caribéen traverse une crise institutionnelle, économique et sociale d’une ampleur critique. Soutenu par les grandes puissances, le président Jovenel s’accrochait au pouvoir sans parvenir à redresser la sécurité et l’économie nationale.
Un coup « bien calculé » selon un élu fédéral
Le député fédéral d’origine haïtienne Emmanuel Dubourg parle d’un « acte odieux » qui donne « l’impression de quelque chose de bien calculé et de bien monté car personne d’autre n’a été blessé ». « Tuer un président en fonction de cette façon est affreux », dit celui qui tente de rassurer depuis ce matin la diaspora au Canada. « Je suis ça de très près, en contact avec mon gouvernement et l’ambassade. Justin Trudeau s’est dit prêt à apporter tout le soutien nécessaire à Haïti », ajoute-t-il, souhaitant un prompt rétablissement à la première dame, blessée dans l’attaque.
Lui aussi s’interroge sur les appuis au premier ministre au pouvoir et qui devait être remplacé. « Dans ces circonstances, toutes les parties impliquées doivent prendre le temps de s’asseoir. Il est temps de mettre fin à ce cycle de catastrophes en Haïti. Nous sommes prêts à aider. »
« La démocratie n’existera jamais » : la révolte d’un aumônier
Pour l’Abbé Joseph Lin Éveillard, aumônier de la communauté catholique haïtienne d’Ottawa, un tel dialogue autour de la table est impossible. « On se trahit les uns les autres. Il y a tellement d’intérêts en jeu que c’est impossible (…). C’est le dégoût. Je suis fâché que les hommes de mon pays n’aient aucune conscience pour voir que ce sont les pauvres qui souffrent. »
L’aumônier ottavien dépeint « un cercle vicieux et corrompu » miné par l’absence de conscience politique chez les Haïtiens. « La démocratie n’existera jamais », lâche-t-il, révolté. « Dans un pays où il y a la misère et la pauvreté, la démocratie ne peut pas exister, parce que les gens ne vote sur l’avenir ou un projet politique mais en fonction de ce que les services policiers vont leur donner comme argent. Les policiers sont les pires hommes! Ils marchandent tout. Pour voter une loi aussi, il faut payer. Le parlement devrait être au contraire la voix du peuple. Au lieu de ça, l’économie se trouve entre les mains de petits groupes liés à des firmes internationales. »