« Gâteau au chinois » ou le fléau des mauvaises traductions : le fédéral accusé de laxisme
TORONTO – Chaque semaine, les mauvaises traductions de toutes sortes font le tour du web. Elles sont ridiculisées et amusent les internautes qui écorchent au passage les logiciels de traduction automatique et les propriétaires d’entreprises qui en dépendent. Alors que le gouvernement fédéral force l’étiquetage bilingue des produits, son laxisme pour faire appliquer la loi est dénoncé.
« Gâteau au chinois » (chinese cake), « Pain aux maison » (home made bread), « Puces à beurre de miel » (honey butter chips), « végétarien raccourcir » (vegetarian shortening), « œil noir bean » (black eye bean)… Les traductions les plus saugrenues sont communes sur les étagères de nombreux magasins, de partout au pays.
La présence d’étiquettes bilingues sur les produits n’est pas le fruit du hasard, ni le résultat d’une stratégie marketing pour séduire les clients francophones. Le gouvernement fédéral oblige l’étiquetage bilingue d’à peu près tous les produits de consommation.
« Sauf certaines exceptions, tous les produits alimentaires vendus au Canada doivent porter une étiquette en anglais et en français. Il s’agit d’une exigence d’étiquetage essentielle qui tient compte des deux langues officielles du Canada », insiste l’Agence canadienne d’inspection des aliments.
La loi est donc claire. Cependant, le gouvernement fédéral se lave les mains quand vient le temps de l’appliquer.
« Les fabricants sont responsables du respect des exigences d’étiquetage, lesquelles comprennent des traductions bilingues de tous les renseignements figurant sur les étiquettes. Les consommateurs qui ne sont pas satisfaits d’une traduction peuvent communiquer directement avec l’entreprise en utilisant les coordonnées figurant sur l’étiquette », fait savoir une porte-parole de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, suite aux questions d’ONFR+.
L’Agence dit intervenir seulement « si ces problèmes [de traduction] peuvent créer un risque pour la salubrité des aliments ou la santé », indique-t-elle. Par exemple, si une mauvaise traduction concerne des « allergènes qui créent des allégations fausses ou trompeuses ».
Un bilinguisme d’apparence, selon des traducteurs
S’il y a un pays de la planète qui aurait les outils pour réduire fortement le nombre de mauvaises traductions, c’est bien le Canada. Même si le Canada ne compte que 0,5 % de la population mondiale, il détient 10 % du marché mondial de la traduction, selon une récente étude de PWC menée pour le compte du Bureau de la traduction du Canada.
La traductrice franco-torontoise, Odette Côté, travaille dans ce domaine depuis trois décennies. Il ne faut pas chercher bien loin pour expliquer cette quantité astronomique de mauvaises traductions.
« L’entreprise met ça dans l’outil Google traduction et c’est fait! », lance-t-elle. « Ça donne toute sorte de résultats. Google est un outil parmi d’autres, mais ensuite il faut un traducteur chevronné pour juger du résultat, améliorer ou rejeter les options. Il faut parfois faire de la recherche terminologique pour s’assurer d’avoir le terme juste », ajoute-t-elle.
« Certaines entreprises doivent penser que c’est trop cher », s’attriste Mme Côté, qui souligne pourtant que depuis ses débuts dans le domaine, les tarifs n’ont à peu près pas augmentés. « Ce qui me dérange le plus c’est lorsque la mauvaise traduction vient d’une riche multinationale, qui ne se donne même pas la peine de payer pour une traduction correcte », dit-elle.
La traductrice Catherine Landreville est d’avis que les citoyens canadiens méritent mieux.
« Le Canada se vante d’être un pionnier en matière de langues officielles. On a institutionnalisé les deux langues. Le gouvernement est l’un des plus gros employeurs chez les traducteurs. Mais de l’autre côté, les exigences aux entreprises sont aléatoires et assez faibles », constate-t-elle. « C’est une grosse loterie. Et une entreprise récalcitrante a bien peu de chance d’être pigée et de se faire taper sur les doigts. Pourquoi avoir une loi, si on ne l’applique pas? », se questionne celle qui est à la tête des services linguistiques Kéfako.
Selon Mme Landreville, une bonne traduction peut augmenter les ventes. « Pour vendre, il faut parler aux clients », affirme-t-elle. Et ultimement, le mieux, c’est aussi d’adapter le contenu au public cible, insiste la traductrice.
La directrice générale de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes du Québec, Diane Cousineau, est d’avis qu’il est plus que temps de réviser la loi fédérale sur les Langues officielles.
« Ça fait 50 ans. Elle s’est étiolée. Il est grand temps de rectifier le tir. Il faut resserrer les balises et s’assurer que les règlements soient clairs et respectés », dit-elle, fermement. « Il faut respecter le public cible, qu’il soit francophone ou anglophone. Mais on le constate, souvent ce sont les droits des francophones qui sont bafoués », se désole-t-elle.
Mme Cousineau affirme que bon nombre d’entrepreneurs ne sont pas conscients des erreurs qui se glissent sur leurs emballages.
La boulangerie Robert Moonsammy, qui distribue en Ontario les
« Gâteau au chinois », confirme cette thèse. Un de ses gérants a expliqué que son entreprise avait demandé à l’imprimeur des étiquettes de s’occuper de la traduction. Ne parlant pas français, il ne savait pas que la traduction était erronée, se confondant en excuses et promettant d’y voir.
Le Québec enquête suite aux plaintes
En matière d’étiquetage bilingue, le Québec fait bande à part.
« Les préoccupations relatives à l’étiquetage doivent être signalées à l’Agence canadienne d’inspection des aliments, sauf au Québec, où c’est le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ) qui est l’entité chargée d’examiner toutes les préoccupations des consommateurs », affirme Julie Létourneau, directrice des communications de l’Office québécois de la langue française.
La Charte de la langue française du Québec est claire en matière d’étiquetage : les inscriptions doivent être en français, de manière au moins équivalente à toute autre langue.
« L’Office intervient lorsque certaines inscriptions ne sont pas disponibles de façon équivalente à toute version dans une autre langue que le français ou quand la qualité du français nuit à leur compréhension », révèle Mme Létourneau.
L’Office intervient suite à une plainte ou à sa propre initiative, dit-elle. Si la qualité de la traduction n’affecte pas la compréhension ou la santé et la sécurité, elle doit cependant se limiter à offrir des suggestions à titre informatif. Mais un contact sera fait par un enquêteur avec l’entreprise.
En 2017-2018, sur les 2 724 plaintes reçues par l’Office, 12 % visaient des inscriptions sur un produit, son contenant, son emballage ou les documents et les objets qui l’accompagnent y compris pour des problématiques de qualité de la traduction.
La directrice générale de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes du Québec, Diane Cousineau, est nuancée sur les résultats.
« Le Québec a un pas d’avance, c’est vrai. Mais il y a aussi beaucoup de cas problématiques. Lorsqu’on marche dans la rue, on peut voir encore beaucoup d’affiches qui ne respectent pas le français ou ne donnent pas la prédominance du français », dit-elle.
Si elle exige des gouvernements qu’ils soient plus proactifs pour sermonner les entreprises qui propagent de mauvaises traductions, elle croit qu’il faut aussi être réaliste.
« Le gouvernement a des moyens limités. Il ne peut pas jouer à la police pour toutes les étiquettes qui existent au Canada. Le problème est complexe. Mais il faut continuer de promouvoir le bilinguisme, ne pas oublier les minorités linguistiques du pays et continuer à utiliser les réseaux sociaux pour dénoncer les mauvais élèves », affirme Mme Cousineau.