Grève en éducation : des répercussions dramatiques sur le monde artistique
TORONTO – La grève du zèle qui sévit depuis plusieurs semaines dans les écoles a entraîné des reports et annulations en cascade d’activités extrascolaires. Les réservations d’événements culturels, habituellement plébiscités par les élèves, sont en chute libre et plusieurs spectacles d’ores et déjà annulés.
Le durcissement et la généralisation du mouvement génèrent de multiples inquiétudes parmi les artistes qui tirent l’essentiel de leurs revenus des spectacles en milieu scolaire. C’est le cas de Pier-Bernard Tremblay, alias DJ Unpier. Les écoles représentent pour lui plus de 50 % de son activité. Autant dire que la crise éducative le place dans une situation pour le moins délicate.
« J’ai des shows qui ont été annulés, reportés et tous les spectacles scolaires sont en attente d’une fin de grève, avec une annulation potentielle si les choses ne se débloquent pas », confie le musicien de Cambridge adulé par une partie de la jeunesse franco-ontarienne. « Ça me pousse à me diversifier. Si je n’avais pas des activités annexes dans les clubs ou dans la direction artistique, je serais en grande difficulté. »
« Les écoles représentent 80 % de nos spectacles »
Divers troupes de danse, de théâtre ou encore d’animation sont aussi impactées. « Toute notre tournée d’ateliers dans la région de Sudbury a été annulée cette semaine », révèle ainsi Vincent Poirier, l’un des trublions du groupe d’humour Improtéine.
Une vingtaine d’autres spectacles sont en suspend, de même que le tournoi d’improvisation provincial La folie que la troupe arbitre dans les écoles secondaires.
Cinq à six semaines d’événements risquent de ne pas avoir lieu, selon le comédien d’Ottawa. « On est assez diversifié avec la télévision et la vidéo, mais en terme de spectacles, les écoles représentent 80 % de ce qu’on fait. »
Si le jeune public est une part importante des activités du Théâtre français de Toronto (TFT), avec 40 % de ses représentations, son agent en médiation culturelle, Hadrien Volle, assure que les annulations ne mettent pas en danger la structure en terme de revenus.
« On a plusieurs filets de sécurité. D’abord, ça ne représente que 2,5 % de notre budget global. Ensuite, on avait anticipé déjà l’année dernière un risque de grève et constitué un fonds de réserve dont on pourrait se servir si le blocage perdure. »
« Depuis deux ou trois semaines, on ressent encore plus les effets » – Hadrien Volle, agent de médiation culturelle au TFT
Le Théâtre français de Toronto (TFT) doit composer avec la frilosité des écoles qui dépendent des avis de grève des syndicats. « On s’en est plutôt bien sorti jusqu’à maintenant avec 23 représentations des Z’inspirés mais depuis deux ou trois semaines, on ressent encore plus les effets, car à cette période les écoles nous appellent pour planifier la deuxième partie de saison », indique M. Volle.
« On a eu trois réservations contre une vingtaine l’an passé à la même période », compare-t-il. « La conséquence directe, on va la sentir dans notre prochain spectacle jeune public qui doit commencer dans deux semaines. Trois des cinq écoles qui ont réservé pensent qu’elles vont annuler. En tant normal, on en a une douzaine. »
L’Association des professionnels de la chanson et de la musique (APCM) estime, quant à elle, qu’elle perdra environ 50 000 $ en revenus propres à la suite de l’annulation de son 17e édition festival musical en milieu scolaire, Quand ça nous chante, qui devait avoir lieu à la mi-février à North Bay.
Les bailleurs de fonds appelés à l’indulgence
À Toronto, Le Labo a dû lui-aussi se résoudre à annuler certains de ses ateliers d’arts médiatiques offerts au jeune public. Deux artistes formateurs qui devaient intervenir dans une école du Grand Toronto ces derniers jours ont été décommandés.
« On espère trouver du temps avec les écoles plus tard dans l’année scolaire pour reporter ces ateliers », confie Barbara Gilbert.
La directrice artistique et générale doit aussi jongler, comme beaucoup, avec un cahier des charges des bailleurs de fonds. « On a expliqué la situation à notre partenaire fédéral qui reste à l’écoute pour faire preuve de flexibilité dans la mesure du possible », précise-t-elle.
« Il va falloir patiner vite pour se rattraper l’année prochaine » – Barbara Gilbert, directrice artistique du Labo
De nombreux organismes risquent en effet de ne pas atteindre leurs objectifs ni de fournir des données réclamées par leurs commanditaires. L’Alliance culturelle de l’Ontario (ACO) demande aux ministères et aux organismes gouvernementaux de « faire preuve de bienveillance et d’éviter de pénaliser financièrement les organismes et les artistes qui doivent modifier leurs projets artistiques scolaires ».
Les organismes bénéficiant d’un financement qui s’étale sur plusieurs années ont plus de flexibilité. « Le nôtre est sur deux ans, mais ça veut dire qu’il va falloir patiner vite pour se rattraper l’année prochaine », prévient Mme Gilbert.
Vers des reports massifs
Pour ceux qui le peuvent, la solution pourrait être un report plus tard durant l’année ou à l’année suivante. Mais la manœuvre s’avère délicate.
« Il sera difficile de tout décaler à l’année prochaine », pense Vincent Poirier d’Improtéine, « car déjà on doit placer nos pions dans notre calendrier. On continue à jouer ça au jour-le-jour. »
La situation est également tendue pour Ciné Franco, dont les bénévoles sont à pied-d’oeuvre depuis plusieurs mois. Dans quelques jours doit débuter le volet jeunesse du festival du film francophone, du 18 février au 4 mars.
« On va rééditer le festival au mois d’octobre » – Marcelle Lean, directrice générale de Ciné Franco
« On est lié par nos contrats, mais on a réussi à supprimer trois de nos séances pour lesquelles nous n’avions aucune réservation », détaille Marcelle Lean.
La directrice générale comptabilise environ 2 000 réservations issues des écoles privées, contre près de 9 000 l’année précédente.
« On a pris la décision de rééditer le festival au mois d’octobre », annonce-t-elle, comptant sur quelques économies faites sur la suppression de trois locations.
« On est convaincu que c’est un enrichissement considérable pour les enfants que leur langue ne se cantonne pas à la classe mais vibre aussi à l’extérieur. »
Solidarité avec les enseignants
« J’ai énormément de respect pour tout ce que font les enseignants », souligne Vincent Poirier, dont les parents étaient enseignants. « Ça nous touche. On est à 100 % pour leurs revendications, que ça se finisse bien pour nous mais aussi pour eux. »
« Je suis convaincu qu’ils se battent pour le bien-être de notre société », abonde DJ Unpier. « Ils ont le futur de nos jeunes entre les mains. Je les supporte malgré le fardeau financier que leurs moyens de pression m’imposent. »
« C’est une situation stressante qui nous met mal à l’aise », confie Marcelle Lean, exprimant elle aussi sa solidarité. « Nous sommes tristes pour les enfants, pour les enseignants, pour la francophonie. »
Les parents relativement passifs dans la transmission culturelle
Les parents pourraient dans ces conditions jouer un rôle important et prendre le relais des enseignants sur le volet culturel extrascolaire. La plupart des intervenants contactés relèvent cependant une certaine passivité qui s’explique en partie par leur activité professionnelle.
« J’ai été un peu déçue qu’on n’ait pas eu de réactions de parents », regrette Mme Lean. « Pour le moment, ils ne prennent pas l’initiative, peut-être parce qu’ils ont été pris de court. C’est allé très vite. »
« Si les écoles encouragent les parents à emmener leurs enfants au théâtre, on serait prêt et on a tout ce qu’il faut pour les accueillir », affirme M. Volle. « Le TFT s’est engagé par contrat auprès des artistes. Quoiqu’il arrive, ils seront prêts à jouer. »