Politique

Projets d’intérêt national : Ottawa pourrait-il permettre le contournement de droits linguistiques?

Le premier ministre canadien Mark Carney. Crédit image; LA PRESSE CANADIENNE/Frank Gunn

OTTAWA — Les entreprises privées de compétence fédérale pourraient demander à contourner certaines de leurs exigences linguistiques, comme le droit aux employés de travailler en français, dans le cadre du projet de loi C-5 sur les grands projets d’intérêt national.

L’article 21 donnerait le droit à une entreprise privée de compétence fédérale, de demander au gouvernement de « supprimer la mention d’une loi fédérale, d’un règlement ou d’un passage d’une loi fédérale ou d’un règlement ». Questionné par le sénateur acadien Réjean Aucoin mardi lors d’une séance du Sénat, le ministre Dominic Leblanc a convenu que la législation dans sa forme actuelle pourrait permettre un tel effacement d’obligations linguistiques.

« Vous avez raison de soulever cette inquiétude, car, dans un autre scénario ou sous un autre gouvernement, le projet de loi pourrait être utilisé pour affaiblir ces obligations », a-t-il acquiescé.

Le premier ministre Mark Carney et ses homologues provinciaux ont convenu de « l’urgence d’agir », mais à aucun moment « nous n’avons conçu qu’un tel scénario serait raisonnable », a soutenu le ministre acadien.

« Nous reconnaissons que ce type d’exemption, tant que je serai le ministre responsable, ne verra pas la lumière du jour », a assuré le ministre responsable du Commerce Canada–États-Unis, des Affaires intergouvernementales et de l’Unité de l’économie canadienne.

Le sénateur Aucoin, un juriste pendant plus de 30 ans, perçoit aussi une possibilité que des règlements linguistiques puissent être contournées, mais dit avoir « espoir et confiance que ça ne va pas se faire, car il y a des choses qui sont sacrées au Canada », a-t-il affirmé en entrevue.

Des obligations en vertu de la Loi sur les langues officielles (LLO) et de la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale pourraient être bafouées sur accord du gouvernement, selon la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB).

« Le français est vulnérable au Canada. On ne peut pas accepter que des lois comme la Loi sur les langues officielles puissent être contournées », s’inquiète l’organisme acadien dans un communiqué.

Cet article de la législation, si non modifié, serait une « menace potentielle pour les droits linguistiques des travailleurs, particulièrement au Québec, en Acadie et dans les régions à forte présence francophone », soutient l’organisme dans un mémoire acheminé aux députés du Comité permanent des transports, de l’infrastructure et des collectivités qui étudie la législation.

Le juriste en droits linguistiques Érik Labelle-Eastaugh tempère que cette possibilité soulevée par la SANB est limitée. L’article 82 de la Loi sur les langues officielles édicte que les parties 1 à 5, dont celle portant sur la langue de travail, ont primauté « de toute autre loi ou de tout règlement fédéral ».

« Le seul moyen de contrecarrer cet effet de la loi serait, si le législateur mentionne explicitement que la nouvelle loi s’applique nonobstant de l’article 82 de la Loi sur les langues officielles (…) En général, les autres lois (fédérales) n’ont pas une telle disposition ce qui rend la Loi sur les langues officielles si spéciale », explique le doyen de la faculté de droit l’Université de Moncton.

Cette nouvelle loi pourrait accélérer l’approbation de grands projets, comme dans le secteur pétrolier, au Canada, qui remplissent certains critères. Photo Canva

Toutefois, la loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale ne comporte pas une clause similaire. Mais celle-ci n’est toujours pas en vigueur, car elle nécessite toujours l’adoption de réglementations avant d’être en application. Elle garantit en principe de nouveaux droits aux employés pour travailler et être supervisée en français au Québec et dans des régions à forte présence francophone, qui elles sont encore inconnues.

Comme il s’agit d’une loi à part, il existe une possibilité théorique qu’une entreprise, qui serait participante dans « un projet d’intérêt national » pourrait demander à ne pas garantir un droit de travailler en français, convient Érik Labelle-Eastaugh, car « ces obligations sont prévues ailleurs que dans les parties 1 à 5 de la LLO ».

Un processus rapide

Déposé le 6 juin, le projet de loi C-5 est divisé en deux parties. La première concerne l’abolition de barrières commerciales entre les provinces et l’élimination d’obstacles à la mobilité de la main-d’œuvre par exemple. Cette section fait consensus entre les partis politiques jusqu’à présent. C’est plutôt la seconde partie, la Loi visant à bâtir le Canada, qui s’avère controversée. Elle a suscité la colère des Premières Nations et des groupes environnementaux qui ont dénoncé un manque de consultation.

Le projet de loi risque d’être adopté d’ici le vendredi 20 juin, le gouvernement ayant imposé des bâillons -qui ont été appuyés par les conservateurs- en cours de processus pour limiter le temps de débat dans la Chambre des communes. Le projet de loi était destiné à passer l’étape du comité jeudi, le comité ayant alloué près de 11 heures au total pour l’étude du projet de loi. Le comité doit l’étudier de 15 h à minuit un nombre d’heures anormalement élevé pour une seule séance de comité.

L’échéance serrée suit la promesse électorale de Mark Carney de mettre fin aux barrières commerciales entre provinces d’ici le 1er juillet. Les ministres libéraux ont défendu C-5 en soutenant que le premier ministre avait fait campagne sur l’accélération des grands projets énergétiques au pays. Toutefois, certains députés libéraux ont émis des bémols dans les derniers jours sur la vitesse du processus.