Harcèlement et intimidation des élus municipaux en Ontario : un problème de société
La majorité des élus municipaux en Ontario pourraient faire face à de l’intimidation au quotidien dans l’exercice de leurs fonctions. Bien que ce ne soit pas un phénomène récent, la normalisation de ce problème de société pourrait avoir de graves impacts sur la démocratie, en plus d’affecter, à plusieurs niveaux, les politiciens et politiciennes qui subissent une violence numérique inouïe.
« Est-ce que vous êtes prêt, est-ce que votre famille et vos enfants sont prêts pour l’hostilité? Ce sont des questions que l’on m’a demandées lorsque j’ai posé ma candidature pour être le maire d’Ottawa », se rappelle Mark Sutcliffe.
Si aujourd’hui plusieurs élus municipaux sont confrontés à de l’intimidation, les raisons, aussi illégitimes soient-elles, sont nombreuses. D’abord, comme l’explique l’avocat et expert en droit municipal, Stéphane Émard-Chabot : « Face à l’intimidation, notamment en ligne, ce qui est difficile, c’est l’anonymat et donc de ne pas toujours savoir d’où vient le problème qui en est la source et le manque d’imputabilité des gens qui se permettent ces comportements. »
« C’est un enjeu de société », ajoute-t-il.
Un aspect particulier des élus municipaux réside dans le fait qu’ils n’ont pas de structure partisane. D’après M. Émard-Chabot, qui a jadis occupé le rôle de conseiller municipal à Ottawa, les élus (municipaux) n’ont pas l’appui d’une organisation comme peuvent en bénéficier les députés provinciaux ou fédéraux.
De plus, « l’élu municipal, par sa proximité avec l’électorat, a toujours été le premier point de contact pour toutes les frustrations. C’est le cas depuis toujours, mais ce degré de violence numérique, lui, n’existait pas ».
L’expert croit que l’on assiste désormais à un dérapage très problématique des valeurs sociales.
Le maire d’Ottawa Mark Sutcliffe s’inquiète des conséquences de l’intimidation, indiquant avoir « peur de voir moins de personnes à l’avenir s’intéresser à la politique municipale ».
Une différence de comportement envers les femmes en politique
« ‘C’est une dictatrice’, ‘elle se prend pour notre mère’… des choses comme ça, j’en ai entendu beaucoup l’été dernier, lors de nos problèmes avec l’eau municipale », se souvient Geneviève Lajoie, mairesse de Casselman.
L’élue s’est souvent posée la question : « Est-ce qu’on se permet de me dire telle ou telle chose parce que je suis une femme? »
« Lorsqu’on est une femme occupant des postes de direction, confiante, assertive et directe, on est considérée comme plus autoritaire, comme étant difficile ou hystérique, tandis qu’un homme qui a un état d’esprit similaire est vu comme une personne forte, voire que les gens admirent. »
Mme Lajoie admet avoir déjà vécu des situations inconfortables : « En conférence, j’ai perçu du flirt avec moi. Même quand des hommes viennent vous parler par derrière et posent leur main sur votre dos. Je sais que parfois, ce sont les anciennes façons qui fusionnent avec les nouvelles et que ce n’est pas toujours destiné à être une chose négative. Mais quand même… »
La mairesse a aussi vécu des remarques sur son français. « Quand j’ai commencé, les gens craignaient que la langue française ne soit en déclin à Casselman, parce que je suis anglophone. J’ai été traité très mal à cause de cela et parfois, je le suis encore. »
De son côté, la conseillère municipale d’Ottawa, Stéphanie Plante, connaît bien l’intimidation en ligne. Dès le début de sa campagne électorale, en 2022, la politicienne s’est fait plusieurs fois insulter.
Avec ses nouvelles responsabilités, « il y a de l’intimidation, oui, mais il y a beaucoup de remarques sur notre vie privée, nos enfants, notre mariage, notre capacité à la faire la job, mes vêtements, etc… », explique-t-elle.
La conseillère, qui a déjà été menacée de coups, reçoit des remarques ou insultes via ses courriels et sur les médias sociaux.
« Je vais partager que je regarde RuPaul Drag Race, reprend-elle, puis quelqu’un va commenter : ‘Va faire ta job.’ Est-ce qu’un vendredi soir, j’ai le droit de me divertir avec mes drags? », demande-t-elle.
L’incivilité sur les réseaux sociaux
« Sur les médias sociaux, les gens ont tendance à être moins civils, ils sont définitivement plus à l’aise », estime le maire de Russell, Pierre Leroux.
En politique depuis 2010, M. Leroux trouve que le phénomène a empiré. Il y a quelques semaines, l’édile avait reçu un appel téléphonique : « Quelqu’un m’a appelé d’un numéro bloqué pour me dire qu’il avait hâte que je meure. »
« J’ai travaillé dans le service à la clientèle, j’ai la peau épaisse, mais une goutte d’eau à chaque jour, ça casse une roche. »
De son côté, le maire d’Ottawa ne consomme plus les réseaux sociaux depuis un an et demi : « Il y a trop d’insultes, nous en avons parlé avec certains élus et c’est inquiétant pour nombre d’entre eux. »
Lors d’une rencontre avec les maires des grandes villes du Canada, M. Sutcliffe a abordé la question du harcèlement et de l’intimidation.
« Normalement, France Bélisle est présente à cette réunion et son absence a été liée à cette problématique, à l’intimidation, donc il était important d’en discuter. » En février dernier, la mairesse de Gatineau a démissionné pour préserver, disait-elle, sa santé, dans un climat d’intimidation constante.
D’après le maire : « C’est choquant d’entendre ce que les autres maires ont pu vivre, en particulier les femmes et les minorités visibles ou linguistiques. Derrière le politicien, il y a des émotions, une vie et une famille », déclare-t-il.
L’élu municipal, récipiendaire de la frustration des politiques
À Clarence-Rockland, le maire Mario Zanth a remarqué que des personnes ralentissaient devant sa maison : « J’ai trouvé ça bizarre parce qu’ils prenaient des photos de ma maison. »
D’après l’édile, il est facile de s’attaquer aux élus municipaux, en raison de la facilité d’accès aux politiciens et politiciennes. « Nous recevons la haine vouée au gouvernement fédéral et provincial. »
« Un jour, quelqu’un m’a dit : « Mais tu travailles pour moi ». J’ai dit « oui, mais est-ce que tu traiterais tous tes employés de la façon dont tu viens de me traiter? »
« Oui, tu as le droit d’être frustré. Oui, tu as le droit de questionner des politiciens. Tu as le droit de questionner tout, mais avec respect. »
Selon Pierre Leroux, il existe une impression, chez les citoyens, selon laquelle l’intimidation est tolérable puisque les élus sont rémunérés avec des fonds publics. Il estime que beaucoup de gens ne saisissent pas pleinement les limites de l’autorité municipale, ce qui entraîne une confusion entre les responsabilités des niveaux provincial, fédéral et municipal.
Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux en février dernier, le maire de la petite municipalité de l’Est ontarien avait exprimé sa frustration concernant l’intimidation et les fausses nouvelles partagées par des membres de la communauté.
« Pour la première fois en 14 ans de carrière, je me suis demandé si j’étais heureux, si j’aimais toujours mon travail, et j’ai hésité […] »
Ces dernières années en Ontario, plusieurs villes ont été le théâtre de batailles internes aux municipalités, comme Sarnia en 2016, Nipissing Ouest en 2020 ou encore Hawkesbury en 2021.
Une intervention de la province sera nécessaire
Stéphanie Plante se demande quelles mesures la province prendra pour protéger les élus municipaux. « Nous sommes soumis à la législation provinciale et nous devons demander au premier ministre quelles sont les mesures prévues par le gouvernement. Je rappelle qu’il y a quelques semaines, quelqu’un est entré par effraction dans le bureau du maire. »
« Sommes-nous préparés aux menaces de 2024 plutôt qu’à celles de 1999? », interroge la politicienne.
En 2022, le député provincial Stephen Blais avait proposé un projet de loi pour mettre fin aux abus commis par les élus. « Ce projet était pour protéger les employés, les résidents et les autres élus face au harcèlement d’élus municipaux. »
« Malheureusement, cette situation existe à Brampton, Barrie ou encore Mississauga et partout au Canada », déplore l’élu d’Orléans.
Selon lui, « Nous ne sommes pas arrivés à cette situation du jour au lendemain. Les leaders provinciaux et fédéraux ont une responsabilité et doivent faire descendre la température. Nous avons des ministres plus responsables et d’autres qui cherchent la confrontation ».
Une question demeure difficile, estime le député : « Où est la limite entre la liberté d’expression et le discours haineux? »
M. Émard-Chabot affirme que s’engager en politique représente actuellement un sacrifice considérable, qu’on le reconnaisse ou non. Il craint que l’intimidation entraîne le départ de candidats compétents, ce qui, selon lui, constituerait un véritable drame pour la démocratie.
« Au niveau local, qui seront les prochains activistes communautaires prêts à faire le saut volontairement? », se demande-t-il.
En Ontario, le nombre de démissions n’est pas encore élevé, mais on observe une nette hausse du nombre d’élus par acclamation lors des récentes élections. « Il y a même des conseils municipaux qui sont entièrement élus par acclamation », relève-t-il.
Enfin, pour changer la donne, l’expert en droit municipal propose l’établissement d’une structure gouvernementale financée par la province, offrant un soutien aux élus municipaux en cas de besoin.
« Il est également temps de prendre au sérieux la possibilité de criminaliser les actes violents en ligne, ajoute-t-il, et il faut des mécanismes permettant d’identifier les auteurs de ces actes, ce qui constitue un défi majeur. »