Ibrahima Diallo ou le parcours d’un pionnier
[LA RENCONTRE D’ONFR]
Arrivé du Sénégal en 1984, Ibrahima Diallo est devenu par la suite doyen de la Faculté des arts et la Faculté des sciences de l’Université de Saint-Boniface à Winnipeg. Symbole aujourd’hui d’une intégration réussie, il se souvient pour #ONfr de ses débuts difficiles dans le Manitoba.
SÉBASTIEN PIERROZ
spierroz@tfo.org | @sebpierroz
« On dit souvent que vous êtes le premier immigrant francophone et africain du Manitoba. Est-ce une légende?
(Rires) J’ai été parmi les premiers de l’Afrique subsaharienne à m’installer ici dans le Manitoba. Un Algérien et quelqu’un de l’Ile Maurice étaient là avant moi. A cette époque, il n’y avait pas beaucoup de gens africains et francophones au Manitoba.
Pourquoi avoir choisi le Manitoba?
Comme on dit souvent, qui prend femme, prend pays. Mon épouse était du Manitoba, on s’est connu en France, on s’est marié, puis on est parti vivre en Afrique, au Sénégal plus spécifiquement. J’avais une carrière dans le domaine de recherche zootechnique, j’étais vétérinaire. Ma femme est venue alors au Manitoba, elle a eu un emploi à l’Université de Saint-Boniface. Elle devait alors faire un choix : prendre ce boulot ou me rejoindre au Sénégal, et comme on avait passé deux ans au Sénégal, je me suis dit « On a donné la chance au Sénégal, on va maintenant donner la chance au Canada ».
Parlez-nous des premiers temps à Winnipeg lors de votre arrivée en 1984. Que retenez-vous de cette première expérience?
Quand je suis venu ici, j’étais l’une des rares personnes à qui on avait refusé de venir au Canada, quand bien même j’ai été marié à une Canadienne. J’ai encore la lettre de refus avec moi. À la fin de la lettre, il était écrit que mon épouse pourrait me parrainer depuis Winnipeg. Une fois au Canada, j’étais prêt à être balayeur de rue pour commencer. J’ai essayé de faire d’abord des concours, puis des stages comme bénévole dans une clinique vétérinaire, à nettoyer des dents de chien à longueur de journée. J’ai dit non, j’aimais plus les grands bovins, et les grands animaux.
Et comment avez-vous finalement rejoint l’Université de Saint-Boniface?
En 1985, un petit poste s’est ouvert à l’Université de Saint-Boniface pour donner un cours de microbiologie. J’ai accepté de donner ce cours. J’ai eu de la chance, car le doyen de l’époque avait voyagé en Afrique, et connaissait la valeur des Africains. Il m’a dit, si tu veux enseigner, vas-y. L’année suivante, on m’a offert des cours à temps plein. Durant ma première année, je nettoyais les éprouvettes, tard dans la soirée. Mon épouse me demandait ce que je faisais. Je lui disais « Je veux leur montrer de quoi je suis capable ». Il faut toujours avoir une certaine flexibilité.
D’une manière générale, comment s’est passée votre intégration?
J’ai été très chanceux, en comparaison à d’autres immigrants, ayant mon épouse sur place. Je n’ai pas eu de difficultés pour m’insérer. Même si je ne pouvais pas pratiquer ma profession de vétérinaire, j’avais le bagage scientifique pour enseigner des cours de microbiologie, physiologie, anatomie et tout. Pour l’intégration, ma femme était là pour me dire les subtilités. Ici au Canada, les gens sont plus diplomates pour se dire quelque chose. En réunion, même s’ils ne sont pas d’accord, ils vont le dire d’une manière feutrée. On ne tape pas sur la table, la relation est respectueuse. Ce sont des choses qui m’ont beaucoup frappé. Le fait qu’ici, les gens ne se donnent pas la main, la bise, ce sont des approches différentes. Il a fallu apprendre ces éléments.
En 2000, vous êtes devenu doyen de la Faculté des arts et de la Faculté des sciences. Vous considérez-vous comme un privilégié?
J’ai pu m’insérer dans un créneau ouvert, et j’ai excellé dans ce créneau. Les autres personnes, ayant des formations ailleurs, et n’ayant pas pu rentrer dans quoi que ce soit, c’est quelque chose de relativement regrettable. C’est toute la question de reconnaissance des compétences acquises. Ça crée le fait que l’individu n’est plus utilisé dans son pays d’origine et n’est pas utilisé dans son pays d’adoption. Cela fait une ombre économique et morale, c’est une telle déchéance dans un certain sens.
Est-ce que ces gens vous demandent régulièrement conseil?
Sans le vouloir, j’étais quelqu’un qu’on dirigeait souvent vers des gens en état de détresse morale (Embarassé). Quand vous êtes quelqu’un qui avez fait des études, qui a réussi dans son pays, qui a gravi tous les échelons, qui avez la connaissance, vous arrivez dans un pays où on l’on dit tout ce que vous avez appris n’est pas intéressant, vous comprenez l’atteinte que cela peut avoir pour la dignité. C’est selon moi un des grands problèmes de l’immigration.
On parle d’immigration, mais il y’a toujours la composante francophone. Pensez-vous que c’est un défi ou un atout dans le Manitoba lorsque l’on immigre?
Une des grandes composantes, c’est qu’il faut s’impliquer dans la communauté francophone. Progressivement, de façon très tranquille, montrer que la francophonie nous appartient à tous. Ce n’est pas une question de franco-manitobain ou d’autres, la francophonie dépasse les frontières du Manitoba, du Canada et de la France. Il y a quand même le défi de trouver de l’emploi, parce que la communauté francophone est limitée pour travailler en français. Il faut maitriser l’anglais, car c’est une langue de survie ici. Une fois que tout ça est réglé, les autres aspects se passent tranquillement.
La Société franco-manitobaine (SFM) a opté récemment pour le nom inclusif de Société de la francophonie manitobaine. Selon vous, est-ce que l’on voit aujourd’hui une vision différente des francophones en comparaison des années 1980?
Ça a beaucoup évolué. Ce concept d’agrandissement de l’espace a changé les mentalités, et a permis de s’engager dans la voie où on pouvait aller chercher le plus de francophones possibles. Les francophones ont été de plus en marginalisés en termes de pourcentage, mais dans les années 1980 ait venu le moment de s’ouvrir et de regarder la francophonie sous un regard très différent. Nous avons aujourd’hui un élément fondamental, le partage d’une langue qui est le français. Qu’on soit subsaharien, ou qu’on vienne de la Savoie, on parle la même langue et c’est ça la beauté.
Le Manitoba possède depuis 2006 une cible de plus de 7 % d’immigrants francophone, qu’en pensez-vous?
C’est une bonne chose d’avoir des cibles. Sur le plan relatif, on est en train de dégringoler. Du côté de la majorité anglophone, ils font venir plus de gens que nous sommes capables de faire venir. Nous trainons. Nous n’avons jamais atteint les cibles. Les cibles doivent être considérées comme des minimas. Pour moi, il faut un Plan Marshall pour les francophones en milieu minoritaire. C’est comme le lièvre et la tortue, si le rythme de l’immigration francophone continue, nous passerons de 4 % à 1 %.
Quelles sont les solutions d’un Plan Marschall?
Que les communautés se mettent en place pour favoriser l’immigration. Ce n’est pas anodin ce qui se passe. Le gouvernement précédent avait déjà changé les règles du jeu avec le programme Entrée express. On laissait aux employeurs le soin de piger dedans. Cela a ralenti le système. C’est comme si on avait donné la part belle aux employeurs. Parmi les mesures d’urgence, le Canada ne peut pas se permettre qu’il y ait de moins en moins de francophones à l’extérieur du Québec. Il faut une prise de conscience que la francophonie peut disparaître et fondre littéralement.
Croyez-vous à un Plan Trudeau?
Quand on a décidé de faire venir des Syriens, ils sont arrivés. Il faut à un certain moment dire que l’on est en retard sur nos cibles. Il faut trouver des solutions imaginatives pour ne pas perdre le rythme avec lequel on doit progresser. Le temps joue contre nous. Si on continue, à pas de tortues, on n’atteindra pas les objectifs. Cela prend une volonté politique de reconnaitre que le Canada est un pays avec plusieurs composantes.
Pensez-vous que le multiculturalisme soit conciliable avec la défense du français?
C’est pas si incompatible si on sait comment le faire. Parce qu’au niveau international, il y a plus de gens qui parlent le français à l’extérieur de la France qu’à l’intérieur. On dit qu’en 2050, 80 % des gens qui parleront le français seront africains. Il faut s’y préparer. Il faut donc trouver un bon dosage pour que le français soit présent. Aussi que les francophones soient fiers de leur langue.
Si vous étiez à la place de Justin Trudeau, quelle serait votre première mesure pour les francophones?
Je ferais en sorte que la francophonie se porte bien en dehors du Québec, je veillerais à ce que les francophones continuent de s’épanouir. Il faut que les trois palliers gouvernementaux et les communautés travaillent ensemble pour cet épanouissement. »
LES DATES-CLÉS D’IBRAHIMA DIALLO :
1952 : Naissance dans la Casamance (Sénégal)
1984 : Arrivée au Canada
1985 : Commence à travailler à l’Université de Saint-Boniface
2000 : Devient doyen de la Faculté des arts et la Faculté des sciences de l’Université de Saint-Boniface
2013 : Reçoit la médaille du Jubilé de diamant de la Reine Elizabeth II
Chaque fin de semaine, #ONfr rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.