Société

Itinérance des femmes enceintes : « Attirer l’attention sur une réalité invisible »

Photo : Canva

ENTREVUE EXPRESS

QUI

Dre Stéphanie Manoni-Millar est chercheuse communautaire au Centre de recherche sur les services éducatifs et communautaires de l’Université d’Ottawa. Ses travaux portent principalement sur les questions liées au logement et à l’itinérance, en particulier chez les jeunes.

LE CONTEXTE

L’itinérance chez les femmes enceintes et les mères monoparentales est une réalité peu visible, mais croissante. Le phénomène s’inscrit dans un contexte plus large de crise du logement au Canada, où l’on observe une hausse marquée de l’itinérance chez les femmes aux prises avec des enjeux de santé mentale, de violence ou de pauvreté. 

L’ENJEU

Cette hausse de l’itinérance chez les mères et les femmes enceintes a des répercussions graves et multiples. Pour y remédier, des modèles éprouvés comme les refuges intégrés ou le programme « Logement d’abord »  nécessitent des investissements gouvernementaux à la hauteur. 

« Vous venez de publier un commentaire dans le Canadian Medical Association Journal. Qu’est-ce qui vous a poussée à lancer cet appel?

Ce commentaire n’est pas basé sur un travail de terrain direct. Il s’agit d’un point de départ, d’une prise de position fondée sur des constats remontés par nos partenaires communautaires, principalement à Toronto. On s’apprête à lancer un programme de recherche en collaboration avec eux. Nous avons voulu attirer l’attention sur une réalité invisible : l’augmentation de l’itinérance chez les femmes enceintes et les mères monoparentales.

Comment cette crise se manifeste-t-elle concrètement?

Le Canada vit une crise nationale du logement. Entre 2018 et 2022, il y a eu une augmentation de 20 % du nombre de personnes sans abri. Et cette situation touche de manière disproportionnée les plus vulnérables, notamment les femmes aux prises avec des problèmes de santé mentale, de consommation de substances, ou qui sont exposées à la violence.

L’itinérance féminine est souvent cachée : elles dorment chez des amis, échangent des services sexuels pour un toit. L’Association des municipalités de l’Ontario estime qu’il y aurait plus de 80 000 personnes en situation d’itinérance dans la province.

Stéphanie Manoni-Millar complète actuellement un doctorat en psychologie. Gracieuseté

Pourquoi cette hausse particulièrement chez les femmes enceintes ou avec enfants?

Parce qu’elles sont à l’intersection de plusieurs vulnérabilités : santé mentale, violence, pauvreté, charge parentale. Les services destinés aux femmes sont débordés. On en arrive à devoir refuser des femmes faute de places. Et pendant ce temps, ces femmes doivent gérer la grossesse, chercher un emploi, trouver un logement, et s’occuper de leurs enfants.

Vous avez travaillé auparavant avec de jeunes mères. Quel est leur profil?

J’ai travaillé avec de jeunes femmes sans abri de 16 à 24 ans. Elles sont souvent confrontées à des tensions familiales, ont interrompu leurs études, cherchent un emploi, et doivent assumer la garde de leur enfant. La maternité accentue leurs difficultés et les rend encore plus vulnérables.

Quelles sont les conséquences pour les enfants?

Elles sont graves. Les enfants en situation d’itinérance sont plus sujets aux accidents, infections, troubles respiratoires, problèmes cognitifs et mentaux. Les bébés naissent avec un faible poids, passent plus de temps à l’hôpital. L’impact est aussi à long terme : anxiété, agressivité, santé mentale affectée.

Et les parents? Leur situation est souvent invisibilisée. Elles hésitent à demander de l’aide, par peur qu’on leur enlève leurs enfants, ou à cause de la stigmatisation liée à la santé mentale et à la consommation. Beaucoup ont vécu des violences, des traumatismes, du racisme systémique.

Quels modèles de solution existent selon vous?

Il y a de bons exemples, comme le refuge Maxxine Wright en Colombie-Britannique, ou Cornerstone à Ottawa, qui offrent un hébergement sécuritaire, des soins de santé, de la toxicomanie, du soutien parental… tout en permettant aux enfants de rester avec leur mère. Ces modèles fonctionnent, mais ils sont encore rares.

Un autre modèle efficace est celui du logement d’abord (Housing First) : offrir un logement stable, puis du soutien psychosocial. Ces solutions sont éprouvées, mais demandent des investissements.

Est-ce que les gouvernements sont prêts à investir?

Ils doivent l’être. Ces programmes coûtent cher au départ, mais à long terme, ils réduisent les coûts pour la société. Les recherches de Tim Aubry (Université d’Ottawa) et d’Éric Latimer (Université McGill) démontrent que ces investissements rapportent. Ils améliorent la santé, la stabilité, l’emploi… et donc les retombées économiques.

Que peut-on faire en tant que citoyens?

S’engager. Faire du bénévolat. Soutenir financièrement les services communautaires. Beaucoup d’organismes pour femmes sont sous-financés, débordés. Il faut plaider pour leur financement, pour que les services restent sécuritaires et accessibles. »