« Il est dans l’intérêt de Facebook de s’appuyer sur les journalistes contre la désinformation »

Pour Samuel Lamoureux, professeur en journalisme à l'Université d'Ottawa, le projet de loi C-18, et le blocage des nouvelles par Meta, est une opportunité unique pour repenser le rapport de force entre les médias canadiens et les grandes plateformes américaines. Gracieuseté

[ENTREVUE EXPRESS]

QUI

Samuel Lamoureux, professeur chargé de cours en journalisme et communication à l’Université d’Ottawa et l’Université du Québec à Montréal.

LE CONTEXTE

Depuis le début du mois d’août, le géant des médias sociaux Meta a mis à exécution ses menaces de bloquer les informations journalistiques des médias canadiens sur Facebook et Instagram, en réponse à C-18, la Loi sur les nouvelles en ligne (Online News Act) en juin dernier du gouvernement fédéral, qui stipule que ces plateformes numériques doivent payer les organes de presse pour la publication des articles et contenus des médias.

L’ENJEU

Il s’agit d’un défi d’envergure et double pour les médias (pour les petits médias et médias francophones en minorité linguistique d’autant plus) : d’un côté, le fait que les réseaux sociaux soient un canal de diffusion majeur de l’information et, d’un autre, pour la reconnaissance journalistique que représente cette redevance de la part des plateformes numériques.

« Quelles sont les conséquences immédiates observées pour les médias canadiens?

On commence à remarquer certains effets, notamment une baisse de visibilité des contenus de l’ordre de 60 % sur Facebook. Pour plusieurs médias, leurs vitrines principales sont les médias sociaux. Dans l’immédiat, il est important de prendre en compte ce changement et d’intégrer que ce conflit avec Facebook pourrait durer. Pour les médias en ligne, c’est un défi majeur. Pour les médias papier, radio et télé, ils ont toujours leur médium principal sur lequel compter.

Quelle stratégie de contournement les journalistes peuvent-ils mettre en place?

Des méthodes de contournement sont toujours possibles. Certains journalistes vont utiliser des stratégies plutôt individuelles pour tromper l’algorithme. Certains vont par exemple publier une capture d’écran de leurs articles tout en partageant le lien. Cela n’est pas bloqué jusqu’à présent.

Une autre stratégie consiste à apprendre à se passer de ces plateformes. Cette question, les médias avaient déjà commencé à l’envisager depuis 2018, quand on s’est rendu compte que Facebook ne distribuait pas les revenus.

À l’échelle des organes de presse, quels autres recours sont-ils possibles?

J’en ai observé de nombreux qui incitent leurs lecteurs à s’abonner aux infolettres. Il y a également le fait que de nombreux médias ont commencé à adapter et à diversifier leurs sources de revenus : les abonnements numériques de leur lectorat, la philanthropie, les subventions publiques.

Certains veulent également devenir des OBNL (organismes à but non lucratif), ce qui permet des dons défiscalisés de la part de leurs lecteurs.

Ce qui est encourageant pour les organes de presse est que ce processus était déjà engagé. La situation risque simplement d’accélérer la tendance et la diversification des revenus en général.

La focale sera donc plus redirigée vers les supports traditionnels comme les sites internet et infolettres. Comment orienter efficacement le lectorat?

C’est tout le défi des infomédiaires (les intermédiaires entre les producteurs d’information et les internautes). Google est un bon exemple d’infomédiaire. Il faut suivre les habitudes des usagers. D’autres infomédiaires ont émergé tels qu’Apple News. Il faut également miser sur les SEO, l’optimisation via les moteurs de recherche, pour accentuer la découvrabilité des contenus en se passant des plateformes qui étaient avant centrales.

Peut-on envisager que le contexte soit propice à l’émergence de nouveaux infomédiaires qui, eux, pourraient avoir une entente avec les médias?

Ça ouvre un espace c’est certain, mais le problème reste que le marché numérique en ce moment est très monopolistique avec quelques mastodontes seulement, tels que Google, Twitter, TikTok, Meta.

Mais est-ce qu’une entreprise indépendante canadienne par exemple pourrait s’imposer? C’est toute la question. On se rend bien compte de ce monopole avec le lancement de Thread de Facebook, qui aurait d’ailleurs besoin des médias pour que ça marche, médias avec lesquels Facebook est en conflit. On peut se demander si leurs propres sanctions ne vont pas se retourner contre eux et leur nouveau lancement.

Et si les médias se détournaient de Facebook?

Si les médias se détournaient de Facebook, il faudrait qu’une nouvelle source de revenus émerge pour ne pas que le déclin de la plateforme soit le déclin des médias.

Parmi les questions hypothétiques : pourrait-on par exemple avoir d’autres mesures de soutien public pour les médias, prolonger les crédits d’impôt sur la masse salariale des journalistes (qui, pendant la pandémie, remboursaient quasiment la moitié des salaires dans certaines salles de rédaction), avoir de nouveaux statuts philanthropiques, voir un retour de la publicité des entreprises privées dans les médias?

Autre scénario, pourrait-on envisager que des négociations et qu’un accord aboutissent entre le gouvernement et Meta, comme c’était le cas en Australie en 2021?

C’est possible qu’on arrive à une négociation. Il a été calculé que si Facebook signait des accords avec tous les médias, cela se chiffrerait à 200 millions de dollars, ce qui n’est pas énorme comparé à la capitalisation boursière de Facebook, aux alentours de 700 milliards de dollars. Facebook avait d’ailleurs déjà commencé à avoir des ententes individuelles, mais ce n’est pas là que réside le problème principal.

Il se trouve que le groupe Meta craint d’autres lois et essaye probablement de prendre le Canada comme exemple pour faire pression. L’état de la Californie a notamment soumis un projet de loi qui va bien plus loin. Il s’agirait d’une taxe pour dédommager les médias, ce qui est différent de simplement créer un cadre de réglementation avec des négociations individuelles comme au Canada. L’Union européenne pourrait également se diriger vers ça. Certains pays ont commencé à préparer des lois, notamment l’Irlande, là où Facebook paye ses impôts.

Les médias pourraient-ils eux aussi faire pression de leur côté?

Ce serait possible si les médias formaient une alliance solide. Les journalistes eux-mêmes peuvent essayer de pousser leurs dirigeants à travailler ensemble et à former un front uni.

Au Canada, on a quand même une histoire de résistance face à l’hégémonie culturelle américaine. On s’est créé un service public fin des années 30, début des années 40, justement pour ne pas être avalé par les États-Unis. On a créé CBC, Radio-Canada. Il y a une vieille fibre de fierté culturelle, de souveraineté à agiter. Les gens peuvent être réceptifs à ça.

Quel est le scénario à venir le plus plausible?

Ce ban pourrait durer plusieurs semaines et mois, mais ça va aussi dépendre des prochains résultats boursiers de Facebook. Si cet automne les actions ont baissé et le lancement de Thread n’est pas aussi bon que voulu, capitalisme financier oblige, les actionnaires pourraient sanctionner Meta.

Cela donnerait le signal que ce n’était pas une bonne idée de bannir les médias. À noter également qu’à long terme, il est aussi dans l’intérêt de Facebook de s’appuyer sur des journalistes pour la véracité de leurs contenus, contre la désinformation qui leur est parfois reprochée. »