« Il y a du boulot pour s’investir dans le bien-vieillir », constate Barbara Ceccarelli
[ENTREVUE EXPRESS]
QUI :
Barbara Ceccarelli est la directrice générale des Centres d’accueil Héritages (CAH) à Toronto, unique résidence torontoise de logement abordable pour aînés francophones avec services de soutien.
LE CONTEXTE :
Né en 1978 de la volonté d’un groupe de 12 citoyens torontois pour obtenir des services sociaux et de santé en français, l’organisme célèbre son 45e anniversaire, ce jeudi, à l’occasion d’un gala.
L’ENJEU :
Se loger et vieillir en français représente de multiples défis dans la Ville Reine. Mme Ceccarelli revient sur les enjeux passés et à venir.
« Revenons 45 ans en arrière, comment sont nés les CAH?
Les CAH sont nés d’une grande vision. C’était un moment où il n’y avait presque rien en termes de services pour les francophones, sauf un groupe d’entraide qui se retrouvait dans le sous-sol d’une paroisse. C’est à partir de ce groupe que notre fondatrice Simone Lantaigne, une travailleuse sociale franco-ontarienne, a pris les devants.
Elle a eu cette vision et a aussi réussi à voir le terrain sur lequel notre édifice est aujourd’hui en location à vie par la municipalité. Elle a aussi réussi à regrouper les francophones autour de ce projet et à bâtir l’édifice qui abrite nos logements abordables depuis 45 ans.
Elle a ensuite développé le programme de soutien et d’aide à la communauté, le volet d’aide à domicile que l’on fait avec des visites qui ne sont pas réservées à ceux qui habitent chez nous, mais à tous les francophones qui en ont besoin dans la région de Toronto.
Quelle évolution avez-vous observée depuis votre première année au CAH en 2012?
Quand j’ai commencé, on avait une capacité à garder les personnes dans notre programme jusqu’à un certain point. On appelait ça notre limite. Au fur et à mesure, j’ai vu cette limite bouger considérablement. On a compris le potentiel qu’il y a dans l’aide en communauté. On a compris le positif et l’importance de rencontrer les gens, là où ils sont, en français, dans la langue avec laquelle ils veulent pouvoir s’exprimer. Ce n’est pas seulement comprendre, mais donner des directives en termes de santé et de soin. Aujourd’hui, on a parmi nos clients, environ 25 % à 30 % qui, lorsque j’ai commencé, auraient déjà été en maison de soin de longue durée.
Maintenant, on a aussi très peu de capacité. C’était un choix, mais c’était aussi un besoin car c’est de plus en plus difficile de faire ces transitions. Souvent, ce sont des transitions par défaut. En plus, il y en a très peu de disponibles pour les francophones, donc on a trouvé les moyens, au fur et à mesure, de faire autant que possible pour vraiment pouvoir bouger cette limite et garder les gens chez eux confortablement. Ça c’est probablement le plus gros changement.
D’autres changements notables ont-ils eu lieu?
Il y a eu aussi des changements de capacités, de compétences et des évolutions au sein de l’équipe, pas seulement au niveau du personnel soignant, mais aussi de la gouvernance. Cette relève a montré une responsabilité de plus en plus grande envers la communauté francophone.
Quels sont les défis actuels auxquels vous faites face?
D’un point de vue du logement, ce sont les mêmes défis que partout. Les gens ne peuvent plus se permettre de se loger. Donc, lorsqu’on trouve du logement abordable avec en plus, des services de soutien, c’est très intéressant. Il y a une demande qui augmente de plus en plus, mais nous savons très bien que ce que nous pouvons faire est très limité.
Cela fait maintenant quelques années que nous faisons des démarches pour voir comment augmenter notre offre. À Toronto, comme vous pouvez l’imaginer, c’est très difficile de trouver ce genre d’engagement. Mais, définitivement, nous voulons investir là-dedans car c’est peut-être une des clés pour changer sérieusement la qualité de vie des personnes. Pour favoriser leur autonomie, ils doivent avoir accès à un logement.
Quels enseignements avez-vous retenus de votre gestion de la pandémie de COVID 19?
On a beaucoup appris. D’un côté, nous avons vu les points faibles, les points vulnérables d’une certaine approche au vieillissement. D’un autre côté, nous avons vu quelle différence ça fait quand vous avez déjà toutes vos structures en place, où les gens ont plus d’espace personnel. Nous n’avons pas eu d’éclosion pendant la pandémie. Les gens avaient leur place et le personnel travaillait uniquement chez nous.
En termes de main-d’œuvre, parvenez-vous à disposer d’effectifs suffisants?
Dans notre conscience qu’on a besoin d’en faire plus, de faire différemment, d’être créatifs, on a des défis en termes de personnel, c’est certain. Ce n’est pas un secteur payé comme il faudrait, ça on le sait, comme dans toute la santé. On a souvent des problèmes pour avoir accès à des formations qui aideraient notre personnel à travailler en sécurité. En plus, en français, vous pouvez bien imaginer le double défi. Il y a également une problématique de recrutement. C’est un secteur qui n’est pas forcément très attrayant pour la relève.
Il y aura de plus en plus de travail, mais il y a, en quelque sorte, un décalage entre le potentiel de ce domaine qui est toujours vu comme une « institutionnalisation » – on doit mettre nos aînés quelque part – alors que c’est un milieu extrêmement dynamique. J’espère qu’on va pouvoir attirer une relève jeune et enthousiaste à l’idée de travailler auprès des personnes. Il y a vraiment du boulot pour s’investir dans la recherche d’un « bien-vieillir » parce qu’on n’en est pas encore là.
Vous fêtez aujourd’hui les 45 ans des CAH. Qu’est-ce que cela représente pour vous?
C’est inévitable de regarder en arrière et de se dire « oulala », en 45 ans, on a fait un bon bout de chemin! On a eu beaucoup de chance d’avoir eu d’excellents dirigeants au fil des années. Sur ces dix dernières années, on s’est même investi dans l’agrément, dans le but de mesurer la qualité de ce qu’on fait. Par contre, comme toute chose, on est riche d’expertise, on a fait beaucoup de choses, on est plein d’enthousiasme, on a été, en quelque sorte, énergisé par les résultats face à la COVID-19.
Cela nous a démontré qu’une autre façon de faire les choses était possible. Maintenant, on a cette envie d’en faire plus. Ces 45 ans sont un moment de pause, de réflexion, une occasion de se ressourcer un petit peu. Ça fait du bien de célébrer 45 ans, mais il faut se dire que tout ceci va nous servir pour au moins encore 45 autres années.
Quelles sont les projets et les perspectives pour l’avenir?
Continuer à rechercher des opportunités pour élargir l’offre de logements! D’un autre côté, on veut aussi continuer notre travail de recherches pratiques. Comment encore mieux gérer les personnes qui vivent avec la démence dans notre communauté? C’est vraiment un domaine où il y a des opportunités de faire bien mieux, pas seulement nous, mais le secteur en général. Et finalement, continuer à investir sur le personnel, se responsabiliser et être reconnaissant.
On veut encourager des carrières, tout en travaillant en sécurité. On veut continuer à porter toute notre attention sur le personnel de première ligne. Et bien sûr, on poursuit ce travail d’amélioration de la qualité, en faisant le point sur l’inclusion et la diversité. On veut rendre notre engagement encore plus fort et plus clair. »