Julie Lutete, la francophone qui veut déloger Doug Ford
TORONTO – Elle n’a quasiment aucune chance de l’emporter et pourtant, une militante locale franco-ontarienne mène une croisade contre le premier ministre sur les terres qui l’ont porté au pouvoir. Immersion dans une singulière et inégale bataille politique livrée par Julie Lutete entre les rangées d’immeubles de la circonscription d’Etobicoke-Nord, fief de la Ford Nation.
Dans Etobicoke-Nord, pas de bus de candidat ni de tournée ultra-médiatisée. La campagne se distingue par les bas-côtés des grandes avenues, criblés de pancartes bleues à l’effigie de Doug Ford. À l’ombre du tapage médiatique relayé par les grandes chaînes d’information, Julie Lutete mène une bataille quasiment anonyme, souterraine, engagée depuis plusieurs semaines dans un porte-à-porte effréné.
Chaque jour, sur les coups de 17h, le rituel est immuable : son équipe de campagne quitte le petit local de sa permanence qu’abrite un modeste centre commercial. Tracts politiques sous le bras, la militante prend son bâton de pèlerin et part sillonner les quartiers populaires de ce bout de banlieue ouest torontoise, coincé entre deux autoroutes et un aéroport international.
Elle-même immigrante, elle veut convaincre les sans-voix, ces nouveaux arrivants entassés dans des logements à bas coût, qui vivent au jour le jour, désillusionnés par les promesses politiques. Mais son combat est ardu. 118 000 résidents vivent ici. Seuls 72 000 ont le droit de vote et, au dernier scrutin de 2018, un électeur sur deux s’était abstenu.
Dans un immeuble décrépi de l’avenue Kipling où nous donne rendez-vous son équipe de campagne, de nombreux résidents préfèrent ne pas ouvrir leur porte. Il faut alors s’armer de patience, parfois s’imposer, frapper encore et encore, jusqu’à ce qu’une porte s’entrouvre et que la discussion s’engage.
« Je suis Julie Lutete, votre candidate. Votez pour moi si vous voulez que les choses changent. » Et de pointer les principales mesures du programme de son chef, Steven Del Duca.
L’éducation et la santé sont deux enjeux qui semblent alors toucher les résidents. Certains reconnaissent en elle le visage d’une diversité qu’ils ne retrouvent pas (ou très peu) dans la classe politique actuelle. D’autres ne veulent rien entendre.
Le porte-à-porte, un marathon indispensable pour convaincre
Au gré du porte-à-porte, un climat pesant est palpable : les gens paraissent fatigués, certains tendus, d’autres résignés. En bas de l’immeuble, des langues se délient. Le coût de la vie est omniprésent dans la bouche de travailleurs précaires pris à la gorge par le prix du loyer, de la garderie, de l’épicerie…
L’inflation et la pandémie ont laissé des stigmates sociaux. Ici, le discours du premier ministre sortant résonne donc fortement. La plupart des passants rencontrés le disent : ils revoteront Ford car pour eux, le retour des libéraux au pouvoir signifierait le retour des taxes et du gaspillage.
Le fantôme des années Wynne et McGuinty – qui ont cumulé à eux deux 15 ans de pouvoir – plane inlassablement dans le subconscient des résidents.
Les promesses de cadeaux fiscaux du candidat progressiste-conservateur ces derniers mois (autoroutes gratuites, réduction du prix à la pompe) ont de surcroît renforcé ce rejet des partis d’opposition, accusés de dilapider les fonds publics.
Un conducteur de Uber dépose un client au bas d’un immeuble voisin. La présence d’un journaliste dans son quartier l’étonne. Il vide son sac, parle même de corruption chez les libéraux et loue le style direct et empathique de Doug Ford, « l’homme du peuple qui a remis de l’argent dans nos poches et mis la province sur la voix de la prospérité, malgré la pandémie ».
Le discours progressiste-conservateur trouve donc un écho certain dans cette circonscription où cohabitent de riches propriétaires de villas et des travailleurs à faible revenu massés dans d’immenses tours d’habitation à la salubrité chancelante.
Etobicoke-Nord, cœur nucléaire de la Ford Nation
Il faut dire qu’entre Etobicoke-Nord et la famille Ford, les liens sont profonds. Son grand frère, le sulfureux Rob Ford, a représenté la circonscription durant près d’une décennie avant de conquérir la mairie en 2010. Son frère Doug l’a remplacé lorsqu’il s’est retiré pour des raisons de santé, tentant à son tour de s’emparer de la mairie, avant de bifurquer dans la course provinciale, l’ex-chef Patrick Brown ayant laissé le champ libre, visé par des allégations d’inconduite sexuelle.
Avant lui, leur père, un millionnaire ayant fait fortune dans l’industrie de l’adhésif, avait été député provincial dans les années 1990. Cette longue histoire commune a forgé le mythe de la Ford Nation, ce halo de sympathisants qui gravitent autour de la famille depuis ces années-là.
Est-ce que Doug Ford fait peur à Mme Lutete? « Je ne vois pas les choses dans ce sens-là. Ça ne m’intéresse pas de savoir qui est en face. Je suis impliquée au niveau communautaire et nous avons eu beaucoup de réalisations dans cette zone. C’est ce qui m’a poussée à aller chercher la nomination ici », confie celle qui dirige l’Auberge francophone et préside la Coalition des noirs francophones de l’Ontario.
Impliquée dans le Parti libéral depuis plus de vingt ans, cette ancienne vice-présidente de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) ne pensait pas un jour devenir candidate. Elle est convaincue que le programme du Parti libéral est le mieux à même de répondre aux aspirations et aux besoins d’une large frange de la population locale. « Qu’a fait Ford durant les quatre dernières années? » fustige-t-elle.
« Je mets en avant ce que nous avons à offrir aux communautés et plus particulièrement aux gens à faible revenu et aux classes moyennes », reprend-elle, arguant que la circonscription est historiquement libérale au niveau provincial comme au niveau fédéral. « On l’a perdue comme la plupart de nos sièges en 2018, mais en livrant un message fort, j’ai convaincu des gens et je vais continuer. »
Elle estime qu’être francophone dans ce territoire torontois est un atout. « Je ne le cache pas, c’est mon identité. J’ai fait avancer beaucoup de causes francophones et je veux continuer à le faire avec le Parti libéral qui a beaucoup donné à tous les résidents par le passé. »
Originaire de la République démocratique du Congo, elle dit se battre pour la diversité, l’équité et l’inclusion. « J’en fais une de mes priorités au niveau du parti. Notre leader est prêt à faire un ministère de l’Antiracisme. Alors je suis très positive et prête à porter les doléances des gens d’Etobicoke-Nord à Queen’s Park. » Les minorités visibles y constituent 65 % de la population, bien au-delà des 47 % à l’échelle de Toronto.
Et si le soir du 2 juin vous perdez, que ferez-vous? Elle sourit. Et si vous gagner? Avant de frapper à la prochaine porte au bout d’un long corridor, elle s’arrête et sourit nouveau. « Nous voulons redonner de l’espoir, de l’importance aux organismes non lucratifs et à l’éducation. Avec ce discours, on a de fortes chances de convaincre. »