Karen Vanderborght : la réalité virtuelle au service de l’artiste
[LA RENCONTRE D’ONFR+]
TORONTO – Karen Vanderborght, de son pseudonyme Image Fatale, est une artiste numérique qui utilise les différentes formes de réalité virtuelle (RV) au profit de sa créativité. Son jeu de marche Nuville, qui transforme Toronto en ville futuriste, est présenté jusqu’au 29 avril dans le cadre du Festival Myseum : Intersections. ONFR+ a rencontré cette Belge d’origine pour parler de son parcours et des avantages et inconvénients de l’intelligence artificielle (IA).
« Qu’est-ce qui vous a amenée au Canada?
Je voulais du changement. Je trouvais qu’il y avait plus d’opportunités ici pour tout ce qui a à faire avec l’interactivité. J’ai donc quitté Bruxelles il y a 17 ans.
Pourquoi ce nom d’artiste, Image Fatale?
J’ai inventé ce nom quand j’étais à l’école d’art, à Bruxelles. Mon idée était que les images et l’imagination peuvent être fatales, dans le bon et le mauvais sens, puisqu’elles peuvent avoir beaucoup d’influence.
Vous faites partie d’un certain courant de dadaïsme numérique. Qu’est-ce que les artistes comme vous vont chercher dans les principes du dadaïsme?
Je prends tout sous un angle un peu absurde et jouissif, mais toujours avec sérieux aussi. Je crois que c’est plus facile d’avaler un message un peu plus sérieux d’une manière poétique et humoristique.
Les dadaïstes exploraient les nouvelles technologies. Ils aimaient faire des expériences et ne rien tenir pour acquis. Il y a un dadaïste qui a fait une des premières œuvres interactives. C’était basé sur le téléphone, quelque chose de très nouveau à l’époque. Ils essayaient de casser les pensées traditionnelles autour de l’art. Ils étaient aussi dans une réaction contre une société d’après-guerre en désarrois. Leur approche était de célébrer l’absurde de la condition humaine.
Comment expliqueriez-vous votre travail à un néophyte?
Je suis pigiste pour des compagnies et je développe des projets immersifs, de réalité virtuelle ou augmentée, des projets interactifs, des musées numériques, des installations, etc.
Je suis aussi enseignante et je fais du mentorat pour des groupes qui ont moins accès à la technologie.
Et je suis artiste, rôle dans lequel je suis libre d’explorer les sujets et technologies qui m’attirent. J’ai choisi l’interactif parce que j’aime jouer avec les gens. J’aime les laisser avoir un pouvoir de décision, une liberté d’explorer les histoires.
Vous avez aussi pratiqué d’autres formes d’art. Par exemple, vous étiez DJ à Bruxelles. Pratiquez-vous encore d’autres disciplines?
Pour l’instant, je me concentre vraiment sur le numérique. La musique électronique va toujours être un grand amour. Je collabore souvent avec des artistes locaux. Par exemple, Medhi Cayenne a fait la musique pour mon projet Ne grandis pas. À travers des mini-jeux, on parle de comment le stress et les traumas de l’enfance ont des conséquences dans notre vie adulte. Mais tout est très subtil.
Ce projet a été monté au Labo, un centre d’arts médiatiques à Toronto, en 2021. Pourriez-vous l’exporter ailleurs?
C’est devenu un jeu que je vais lancer sur des plateformes bien connues des gens qui ont des casques de RV, comme le Oculus app lab ou SideQuest. Ce pourrait être accessible d’ici deux mois. Mais là, je me concentre sur mon projet Nuville.
C’est une balade augmentée qu’on joue sur son téléphone portable. On se promène dans Toronto en écoutant un podcast qui nous donne des instructions. Ça parle d’une ville dans le futur, qui est complètement construite par de l’IA. Dans le jeu, on fait partie d’un groupe de résistance qui veut rendre la ville de nouveau plus humaine. Mais l’IA crée des glitchs et on marche dans le Toronto d’aujourd’hui. C’est le moment de faire notre intervention pour reprogrammer l’algorithme.
Donc, ça nous fait visiter Toronto différemment?
Ça nous éloigne de notre vie torontoise agitée et souvent centrée sur la productivité. On tombe dans un état de flâneur. Juste marcher dans la ville sans but, mais en regardant tout ce qui se passe autour de nous.
Vous avez collaboré avec le Toronto Council Fire, un centre culturel autochtone. En quoi était-ce important pour vous?
Pour qu’on puisse regarder la ville un peu plus à travers une perspective autochtone. Ce sont les premiers habitants de ce territoire. Je pense que c’est la première perspective qu’on a besoin de découvrir.
Le podcast est aussi coécrit par l’IA. De quelle façon?
J’ai utilisé Chat GPT pour me donner des idées. Après, j’ai utilisé Laika AI, qui est un autre outil en développement où l’on peut mieux entraîner notre propre modèle de langage. J’ai entraîné l’IA avec des livres libres de droits : de science-fiction, d’architecture, de Raimbault, etc. Et là, j’ai commencé à coécrire. J’écrivais un paragraphe et je laissais l’IA réagir.
Que pensez-vous de la montée de ces IA?
Avec chaque technologie, il y a toujours un bon et un mauvais usage. Il faut savoir comment ça fonctionne pour mieux reconnaître ce qui est généré par l’IA. Il faut éduquer les gens et commencer dans les écoles. Et les gouvernements devraient se demander jusqu’où on veut aller. L’IA devrait servir l’humanité. Nous ne devrions pas être au service de l’IA et des compagnies qui la développent.
À un moment, les erreurs de l’IA vont être moins frappantes. Donc il faut avoir une source quelque part qui est gérée par des humains, même si nous aussi on fait plein d’erreurs. On a des biais cognitifs en tant qu’humains, et il y a en a aussi dans les algorithmes. Alors, il faut avoir les deux sources.
Il faut aussi faire attention aux gens qui se sentent oppressés ou oubliés pour les amener dans cette évolution. Il y a des communautés qui ont des difficultés d’accès aux ordinateurs et à Internet. Donc, on est loin de l’IA pour tous. C’est un grand défi de société. J’aime les nouvelles technologies, mais je les regarde toujours avec un angle critique.
Dans vos projets, qu’est-ce qui vient en premier : la technologie ou l’idée créative?
Il n’y a pas d’ordre spécifique. Parfois, l’exploration technologique est complètement à côté. Et à un moment donné, j’ai un déclic et je me dis que ce serait intéressant de parler de tel ou tel sujet à travers cette technologie.
Je compte sur l’ennui pour faire ces liens. Comme artiste, on a toujours besoin d’un moment où on n’est pas en train de travailler 50 heures par semaine. J’ai besoin d’avoir des moments creux pour laisser flotter les idées.
Quels projets avez-vous particulièrement aimé faire?
Pour l’instant, je m’amuse avec Nuville, car je me suis vraiment laissé aller dans la science-fiction et le cyberpunk, un genre que j’aime beaucoup. Ne grandis pas me tient aussi à cœur puisque c’est un vécu personnel qui a mené ce projet.
Au niveau corporatif, j’ai participé à une exposition en réalité augmentée (RA) dans le Vieux-Port de Montréal, pour donner aux croisiéristes un aperçu de ce que la ville a à leur offrir.
Et pour nommer un projet plus vieux, je dirais The Big Picture, une vidéo 360 que j’ai faite pour l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2018. Ça parle de la crise humanitaire dans le nord du Nigéria. La RV stimule l’empathie. Quand les gens regardaient la vidéo dans un casque RV, ils étaient beaucoup plus touchés. Et l’ONU a amassé des millions de dollars de plus dans sa campagne de sensibilisation.
Ça montre qu’on peut obtenir des effets concrets lorsqu’on utilise la RV à notre avantage...
Oui. Parfois, c’est difficile à calculer. Mais la RV est souvent utilisée. Pour Monsieur et Madame Tout-le-Monde, il y a IKEA Place qui vous permet de visualiser les meubles dans votre espace intérieur. Et bon, ça s’utilise dans la guerre aussi. Les militaires utilisent l’IA depuis une éternité.
Alors oui, il y a des cas qui sont déjà vraiment utilisés, d’autre qui restent encore futuristes pour beaucoup de gens.
Il y a les lunettes Apple qui vont peut-être arriver. Je crois que pour que ça fonctionne, elles doivent être légères et simples comme nos lunettes de vue. Il faudra qu’on puisse choisir entre plusieurs modèles et que ça nous donne vraiment un avantage. Par exemple, Google Maps pourrait être directement dans nos lunettes.
Vous dites que vous êtes souvent découragée par la façon dont la RV est présentée. Pourquoi?
C’est souvent mal présenté. On met un casque quelque part et personne n’est là pour aider les gens à comprendre comment il fonctionne. Il faut créer un bon contexte pour que les gens puissent comprendre l’intérêt.
Comment vivez-vous votre identité francophone dans une ville comme Toronto et un domaine qui se passe plutôt en anglais?
Vive les communautés en ligne! J’essaie de renouer avec la Belgique. Par exemple, j’ai organisé des ateliers sur l’intelligence artificielle pour des artistes, en pleine pandémie. Je suis aussi membre de groupes de technologues francophones.
C’est sûr qu’à Toronto, mes projets sont souvent en anglais. Si j’ai plus de budget, j’essaie d’intégrer un côté français, mais on n’a pas toujours le temps et les ressources. J’essaie quand même de travailler avec des francophones. Par exemple, quand j’ai recruté Medhi Cayenne pour la musique de Ne grandis pas.
Dans votre parcours artistique, qu’est-ce qui vous a amenée vers les arts numériques?
Quand j’étais à Bruxelles, j’ai étudié à ce qui s’appelle aujourd’hui la LUCA School of arts, dans une sorte de département audiovisuel multimédia. J’étais dans un atelier où on nous encourageait à tout casser et reconstruire. On fabriquait des choses, on prenait de vieilles machines, on les combinait à d’autres, etc. C’était l’époque où les ordinateurs portables commençaient à être assez puissants pour faire des effets en temps réel. Il n’y avait pas tout plein de logiciels comme aujourd’hui, on programmait nous-mêmes nos outils. J’ai appris des langages informatiques pour programmer ma propre boîte à effets, faire un site web, etc.
Si on vous enlevait les contraintes logistiques, quel serait votre projet de rêve?
La prochaine chose à laquelle je voudrais m’attaquer, ce serait un projet de réalité mixte, où on peut superposer un monde par-dessus le monde réel. J’aimerais faire quelque chose qu’on pourrait contrôler avec nos mains.
J’aimerais voyager à travers le monde et rencontrer d’autres femmes qui travaillent dans l’art numérique et informatique. J’aimerais aussi développer un jeu plus complexe, mais je ne sais pas sur quel sujet. Comme je disais tout à l’heure, j’ai besoin d’un creux. Mais il arrive en mai.
Aimeriez-vous refaire un projet comme Nuville mais ailleurs?
Je le conçois comme quelque chose qu’on pourrait activer dans n’importe quelle ville. Il faudrait l’adapter, car on utilise des données ouvertes de la ville. J’aimerais que ça devienne un outil pour consulter les citoyens sur les projets de développement, d’une façon ludique. On pourrait par exemple prendre le modèle 3D d’un projet et le planter à l’endroit où il serait bâti. On pourrait mettre tous les projets en développement dans notre carte et les gens pourraient visiter la ville selon les plans des 50 prochaines années.
Qu’avez-vous pensé de l’énorme engouement qu’a provoqué la sortie du jeu Pokemon Go en 2016?
C’était très drôle à voir. Pour l’instant, c’est le plus grand succès en RA. Plein de gens y jouent encore, même si on en entend moins parler. Ce qui était chouette, c’est que les gens sortaient. D’ailleurs, les algorithmes se sont beaucoup améliorés depuis et ça devient de plus en plus réaliste.
En même temps, ça montre le mélange bizarre entre le commerce et le jeu. C’est dangereux pour le jeu compulsif. Et on voyait des partenariats commerciaux, comme Starbucks qui payait pour qu’il y ait des éléments du jeu dans leurs magasins, ce qui leur attirait plus de clientèle.
C’est encore un exemple de comment la technologie peut être jouissive, mais en même temps pernicieuse. Le placement de produits rend la chose moins authentique. Moi, je ne fais pas beaucoup d’argent avec mes projets. Je ne suis pas une bonne femme d’affaires! Mais aussi, je ne crois pas que tout doit nous forcer à acheter. Nuville va contre ça. »
LES DATES-CLÉS DE KAREN VANDERBORGHT :
1973 : Naissance à Bruxelles (Belgique)
1995 : Termine ses études à la LUCA School of Arts
2000 : Première de Les Sœurs Lumière au Kunstenfestivaldesarts. Un conte réaliste magique sur une amitié qui veut transcender la mort.
2006 : Immigre au Canada
2019 : Première de Grey Matter au Festival du Nouveau Cinéma de Montréal
2023 : Lancement de deux jeux d’art, Ne grandis pas et Nuville.
Chaque fin de semaine, ONFR+ rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario et au Canada.